Ce sujet ne changera certes pas notre représentation du monde, mais il apportera sa contribution à l’étude de l’archipel du goût, à nos manières de le cartographier, à la façon dont nos perceptions dans le noir relatif sont accordées avec celles qui sont les nôtres dans la pleine lumière. Après avoir, comme je l’imagine, passé quelques nuits blanches sur cette question, François Mauss a décidé d’innover avec cette session dont on attend avec impatience les résultats.
Il a réuni quinze dégustateurs du Grand Jury pour une dégustation à l’aveugle (ou plutôt semi-aveugle, le thème étant connu) de Bordeaux 2001. Au total 30 vins dont deux «pirates ». Chacun a évalué une première fois les vins dans un ordre déterminé par le numéro de sa table. Après avoir, comme à l'école, rendu nos copies, nous avons reçu la liste des vins et dégusté une nouvelle fois ces vins en leur attribuant une nouvelle note, en toute connaissance de cause. Pour davantage de précisions sur cette méthode, voir sur le blog de François Mauss.
Cette forme de dégustation totale a enthousiasmé les membres du GJE présent. Après coup, lors du debriefing, Serge Dubs a parlé d’une grande leçon d’humilité. Je ne voudrais pas trahir ses propos mais il a parlé d’une approche sensorielle différente, proche de la vie, de ses incertitudes, ses hasards, son côté aléatoire. Comme si nous avancions à tâtons, avec quelques certitudes et l'insondable besoin d'être étonné, émerveillé, conquis.
Photo Armand Borlant
Bernard Burtschy a évoqué la question des différences d’évaluation entre les deux passages. Il a souligné notamment l’effet du verre précédent qui crée un contexte particulier pouvant influer sur le jugement, ce que tous les dégustateurs savent mais qui, quand ils goûtent à l’aveugle, ne peut pas être pris en compte, intellectualisé et corrigé. Il a mis en évidence également la différence de perception selon qu’on se trouve en face des « classiques » et des « modernes ». Dans sa perception, il n’y a pas eu de différence de notation chez lui en ce qui concerne les vins dits « classiques ». En revanche, cela s’est produit avec les vins dits « modernes » avec une certaine uniformité de style, où la personnalité du vin est un peu gommé par la méthode de vinification. Je le rejoins tout à fait sur cette approche. Certains vins, très bien faits, démonstratifs, à la cosmétique prononcée, montrent leurs limites au second passage, tandis que d’autres vins, sur la réserve, s’ouvrent avec une heure d’aération.
Personnellement, j’ai trouvé l’exercice enthousiasmant, mais le terme est impropre : cela va sans doute plus loin qu’un simple exercice et pourrait fonder une méthode de dégustation nouvelle, basée sur une double approche sensorielle : pure perception d’abord avec il est vrai une indication importante sur le thème et, ensuite, perception associée aux représentations dans lesquelles entre toujours une part d’imaginaire.
Photo Armand Borlant
C’est dire à quel point les résultats de cette session seront intéressants à analyser, aussi bien le classement à l’aveugle que le classement mixte (à l’aveugle et étiquette découverte). Sans parler de la discrépance entre certaines notes attribuées à l’aveugle et d’autres, étiquette visible. Preuve que, comme le rappelait Serge Dubs, la dégustation sensorielle, si grands soient nos rêves de précision et notre volonté de maîtrise, est une affaire humaine et que « nous inventons des forces dont nous touchons les extrémités, presque jamais le cœur. » (René Char).
Un mot encore sur le millésime 2001 : l’emblématique (et surmédiatisé) millésime 2000 a fait en son temps de l’ombre au 2001. La dégustation des vins en primeurs, en avril 2002, révélait pourtant le potentiel du 2001, dont les vertus principales conjuguaient finesse et fraîcheur. Aujourd’hui, douze ans plus tard, les promesses sont devenues des certitudes pour un certain nombre de vins dotés d’une très belle tonicité avec encore un grand potentiel devant eux. On en avait déjà eu la confirmation avec la fameuse dégustation de juin 2009. Confirmation avec cette session originale.
Merci à François Mauss de ne pas se contenter de suivre les chemins tout tracés !
23 Comments
Merci pour ces analyses, Jacques !
J’adore cette phrase du même René Char : "la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil".
Humilité face à ce fabuleux aliment qu’est le vin.
Tu pointes plusieurs points intéressants :
1. les vins s’ouvrent dans le verre : donc, comme je l’ai rappelé sur le blog de François, on ne déguste pas tout à fait le même vin au second passage
2. L’effet "verre précédent" est collectivement gommé par le fait que les dégustateurs ne goûtent pas dans le même ordre (et si j’ai bien compris, au second passage, on peut choisir son ordre).
3. Nous dégustons bien en fonction de représentations comme l’a expliqué la thèse de Brochet. C’est heureux ce non-déterminisme (le mécaniste Parker nous l’aurait-il fait oublier ?).
La "géo-analyse" montrerait pê aussi des vins goûtés différemment dans les chais, à table (cf. l’effet primeur et mille autre facteurs encore).
Je me permets de rappeler le propos de Pierre Citerne lors de la verticale de Figeac chez IVV : "Le vin demeure compliqué (complexe, nous le compliquons souvent, même en tentant de le simplifier), il appartient au réel. Même si nous l’intégrons systématiquement dans nos fictions et nos autofictions. Et la réalité dépasse toujours la fiction, de beaucoup. La réalité, grimaçante, narquoise, incongrue…
Quel amateur achèterait une revue ou un guide lui expliquant que la qualité d’un vin dépend avant tout de celui qui le boit ?"
Tout cela est joliment complexe !
Discrépance : WIKIPEDIA :
discrépance /dis.kʁe.pɑ̃s/ féminin
(Rare) Simultanéité désagréable de sons, de sensations, d’avis, etc., qui ne s’accordent pas.
Vous n’aimez pas la discrépance, la dissonance. — (Charles Baudelaire, L’art romantique, chap. XLVII, § II ; Garnier-Flammarion, 1989, p. 412)
Enfin, je retrouve le superbe français du Grand Jacques ! Quel beau commentaire. Va falloir sérieusement que je retourne à l’école de l’écriture 🙁
Ce travail des dégustateurs a été simplement remarquable. Certes, on est loin de la perfection, mais voilà une nouvelle approche de la dégustation qu’on va travailler pour les sessions futures.
Oui, à la seconde dégustation, ils pouvaient déguster dans l’ordre qu’ils voulaient. Exemple : faire à la suite les "premiers" ou la même AOC (à ce sujet, les "pessac-léognan" ont été superbement appréciés.
Le gros travail que fait en ce moment Bernard Burtschy sur les résultats chiffrés que je lui ai envoyés sera vraiment intéressant : voir quels sont les vins où la différence des rangs est sensible et ceux pour lesquels elle est mineure. J’ai ainsi plusieurs crus qui ont, au total des dégustateurs, le même rang, aveugle ou étiquette.
En calcul brut, certains crus ont "gagné" 16 places alors que d’autres ont perdu 14 places !
Ensuite, je ferai aussi une présentation – sans mention des noms – de ce qui résulte en ce sens pour chaque dégustateur. Voir lesquels ont le plus changé leurs notes (et donc le rang) et ceux qui ont le moins changé.
Bref, on aura un aperçu de l’influence de l’étiquette, de ce qu’elle porte comme impératifs pour une évaluation complète d’un vin.
Mais surtout, on va devoir affiner cette méthode. Ce sera le travail de 2013.
Merci Grand Jacques de ton commentaire. J’attends aussi avec impatience le film qui a été fait. JJ Carre devrait me le remettre rapidement !
Bonjour Jacques,
j’ai exprimé sur le site de François Mauss mes doutes face à cette seconde dégustation. Je comprends maintenant à la lecture de vos commentaires qu’elle présente un intérêt majeur qui ne peut exister qu’à l’aune de la première.
Ce qui sera éclairant dans les résultats de cette seconde dégustation, ce ne sera pas les avis sur les vins, mais bien une approche de la mesure de nos représentations.
Merci en tout cas pour ces expérimentations.
Bien cordialement,
J Pérez
PS : merci aussi pour ce mot "discrépance"
Jérôme,
Je ne vois pas tes doutes sur le site de François ?!
Bien entendu que ce sont les représentations qui sont en jeu.
C’est le grand mérite de cette dégustation, qui montrera salutairement la "normale faillibilité des dégustateurs".
Les représentations dans 2 protocoles :
a. analyse lexicale d’un vin blanc coloré en rouge (par un composant aromatiquement neutre)
(pour info, nous utilisons au CNES le même genre d’outil pour analyser les discours d’experts techniques)
b. comparaison des notes obtenues pour un même vin servi dans son flacon d’origine et dans un autre flacon
Pour une note sur 20, trouver 3 à 5 points d’écart pour le même vin n’est pas rare.
Je rappelle tout cela un peu vite mais Brochet est très précis et l’essentiel a été prouvé sur ces thèmes.
Cela dit, ne pas oublier qu’un dégustateur pro est censé aller sur place, déguster le même vin plusieurs fois, dans différents contextes, aveugle ou pas.
C’est le prix d’une expertise de qualité.
Si la corbeille de bouchons est bien celle de la dégustation du 22 janvier, on sait déjà que Reignac était de la partie …
Ce sera intéressant de voir si le résultat de 2009 est confirmé.
Merci, Jérôme.
Reignac 2001 était en effet annoncé dans la liste.
Ce sera donc intéressant de voir si sa note chute étiquette découverte.
Et si oui, de demander aux dégustateurs ce qui a motivé leur choix.
Tssss Jérôme !
Vous avez failli me vexer en laissant l’impression que vous n’aviez point lu mon blog où la liste des vins proposés est clairement mise.
🙂
Dans mon rapport, il n’y aura probablement pas de classement à l’ancienne, bien que je vous confirme que Reignac n’a démérité en rien, arrivant même, encore, avant des classés.
Mais Bernard Burtschy m’a démontré deux groupes de dégustateurs : les classiques et ceux qui aiment un peu mieux les vins modernes.
J’attends ses secondes analyses, celles de la dégustation "étiquette" en rappelant que j’avais ramassé les copies avant cette seconde session et que mes zozos ont joué le jeu. la preuve sera là : il y a des crus qui ont "pris" 15 rangs alors que d’autres en ont perdu 14 !
Ce sera une analyse complexe, mais passionnante. J’espère trouver un chemin honnête pour montrer, pour chaque vin, le "poids" de son étiquette.
On verra aussi si une analyse additionnant les deux sessions a une quelconque valeur.
On n’est pas là pour révolutionner le monde du vin, mais je vous assure qu’on a passé un sacré bon moment !
Désolé François !
la semaine a été très difficile et j’avoue avoir juste survolé le web ces derniers jours.
Mais je serai attentif aux résultats, tu le sais !
On se souvient aussi du débat entre rive droite et rive gauche avec peut-être rive droite des vins plus arrondis, plus crémeux, plus immédiatement abordables (souvent merlot dominant).
Ce serait bien de savoir un peu mieux où se situent ces modernes, en terme de rive (je les vois plutôt RD), en termes d’outsiders potentiels (typiquement Reignac).
Les 2 pirates me semblent faire partie des modernes …
Me trompé-je ?
La dernière fois, Reignac 2001 s’était classé second, derrière Angélus mais devant Lafite, Latour, Ausone, Mouton, Mission, Petrus, Haut-Brion, Margaux, Cheval.
Pas de Pavie, Valandraud, Monbousquet, Pavie-Macquin, Gomerie, Mondotte … pour comparer.
Oui tu te trompes. San Leonardo n’est pas du style moderne crémeux glace à la vanille.
@François
C’est très intéressant ces résultats statistiques préliminaires de B. Burtschy quant à une partition en deux classes (au sens statistique) de dégustateurs.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus.
Merci
Bruno
Bruno :
Je travaille sur un rapport global : merci d’être un chouilla patient !
🙂
Jérôme,
Sur San Leonardo 97, un air très médocain en effet, avec la fraîcheur du Trentin Alto Adige, peu "supertoscan".
Plutôt que de fraîcheur du Trentino qui ne me semble pas une constante régionale, je parlerais plus volontiers de patte du Ferrini et précédemment de Tachis avec la volonté de Carlo Guerrieri Gonzaga de produire des vins civilisés et élégants.
En tout cas pas super-toscan, avec des rondeurs (trouvé Lupicaïa fortement boisé).
Jérôme et Laurentg, personnellement, j’ai préféré Lupicaia à San Léonardo (que j’ai trouvé très caramel-lactique et évolué, sans réelle finale). A l’aveugle et étiquette découverte, même notation pour moi sur ces deux vins (89 pour l’un et 85 pour l’autre).
Un regret dans cette dégustation : l’absence d’Angelus qui m’avait impressionné dans la dégustation de juin 2009. Quoi qu’il en soit merci pour votre feed-back !
Le rapport de base est en ligne sur le blog GJE.
Comme disait le brave Hollande en arrivant à l’Elysée : "c’est maintenant que les emmerdes commencent" !
🙂
San Leonardo 2001 (escompté) civilisé et élégant ou boisé, fatigué …
Sur quelle bouteille ?
En pirate ou en contexte italien ?
"Certains vins, très bien faits, démonstratifs, à la cosmétique prononcée, montrent leurs limites au second passage".
Oui, le vins peuvent se présenter différemment après 1h30 d’air (dans le verre agité, donc avec un effet fort), 2° de plus.
Ce qui me semble difficile à quantifier, Jacques, c’est l’impact de l’étiquette dans ce processus.
L’effet "verre précédent" ne joue qu’à titre individuel (puisque les dégustateurs dégustent dans un ordre différent).
Il n’est plus censé jouer à l’aveugle puiqu’on laisse la liberté d’ordre aux dégustateurs.
Une oeuvre d’art quand elle est réussie, "ça fait la pyramide" disait Flaubert dans sa correspondance
Cher Jacques,
Après avoir diffusé les photos de notre équipe de tournage à l’ œuvre (j’en ai de plus compromettantes à disposition) vous pourrez visionner leur travail, en vous rendant de ce côté-ci de la toile :
http://www.obiwine.com/Le-Grand-...