"La ville est entourée par des centaines de contes de fées protégés. Bordeaux est le château principal des châteaux environnants, une sorte de « coffre », un peu en retrait de l'océan dont la pression douce se fait sentir. Au sud : le brasier permanent des Landes. Au nord-ouest : l'ouverture atlantique. Entre le feu résineux et l'espace maritime incurvé : une ville tempérée qui résume tous les climats. (…) N'est pas dans le bordeaux qui veut. Un Bordelais est souvent bavard, mais c'est pour mieux cacher son silence. Personne n'est aussi trompeur sans avoir à le faire exprès. Cette gaieté ? Peut-être une mélancolie profonde. Cet art de vivre ? Sans doute une conscience aiguë du néant. »
Château Ducru-Beaucaillou.
La journée démarre en beauté à Ducru-Beaucaillou où nous accueille Bruno Borie. Toujours ce sens de l’esthétique et de la scénographie très présent chez lui ! Pourquoi vouloir confiner le vin dans une case, une réalité idiosyncrasique ? Tout est mêlé. Tout communique : le vin, l’art, l’esthétique, la sapientia. Juste avant d’entrer dans la salle de dégustation, Bruno Borie a ce cri du cœur : » Ah ce Descartes, il nous a foutu un de ces b… ! »
C’est vrai que nous sommes au bord de l’eau, au bord du bonheur toujours ! Avec un très beau Ducru-Beaucaillou 2010, tout en élégance, élancé, tonique, porté sur une dentelle de tanins ! Et la Croix de Beaucaillou, qui est un single wine – c’est la tendance à Bordeaux : on ne parle plus de second vin mais d’une autre interprétation du terroir – est un parangon d’hédonisme, pulpeux, tissé, irrésistible.
Château Fourcas Hosten (détail d'un rideau).
Dégustation ensuite des vins de l’Union des Grands Crus de Bordeaux au château Fourcas Hosten à Listrac. Un pavillon ajouré, bucolique, donne à cette dégustation des allures primesautières, idéales.
Je rappelle que c’était une règle chez le grand Jules Chauvet que de toujours déguster à l’extérieur, qu’il fasse soleil, qu’il pleuve ou qu’il vente. Aujourd’hui, c’est le grand beau temps et, jour racine ou pas, les vins se goûtent très bien !
Quelques vins remarquables ce matin-là
Moulis Poujeaux
Margaux Angludet, Cantenac-Brown, Giscours, Labégorce, Kirwan, Lascombes, Malescot St-Exupéry, Marquis de Terme, Prieuré-Lichine Rauzan-Ségla,
Listrac Fourcas Hosten
Margaux Angludet, Cantenac-Brown, Giscours, Labégorce, Kirwan, Lascombes, Malescot St-Exupéry, Marquis de Terme, Prieuré-Lichine Rauzan-Ségla,
Listrac Fourcas Hosten
Juste avant de quitter cet endroit, un coup d’œil à la chartreuse de Fourcas Hosten située au cœur d’un parc de 3 ha, tout près d’une église romane. Cette chartreuse a été rénovée par les propriétaires, les frères Renaud Mommeja (directeur d’Hermès) et Laurent Mommeja, avec un goût exquis, dans l’esprit XVIIIème, léger, subtil, raffiné. Splendide. Comme le vin de la propriété (reprise en 2006) que je n’avais encore jamais goûté à ce niveau.
Déjeuner éclair chez Ulysse Cazabonne (après quelques dégustations de vérification!). Le Parmentier de canard, foie gras et truffe concocté par Bruno, le chef qui officie à Rauzan-Ségla, mérite mieux que le voyage, davantage que le détour, une standing ovation. D’ailleurs, c’est simple, ma commensale en a repris deux fois.
Alfred Tesseron et Jean-Michel Comme, château Pontet-Canet.
L’après-midi s’égrène au rythme des visites et des belles surprises. Premier arrêt à Pauillac pour goûter un excellent Haut-Batailley et Grand-Puy-Lacoste de grande classe.
A Pontet-Canet, Alfred Tesseron, le propriétaire, et son régisseur, Jean-Michel Comme, ont presque le sourire. Alors comment s’est passé le millésime ? « On a été très bons. Aucun millésime n’est entièrement facile, on a continué à progresser dans notre voie pour affiner cette viticulture différente, on est allés vers plus de pureté dans les actions. Tous les ans on enlève quelque chose… »
Une vraie approche zen… Ils ont fait un vin sublime, un des sommets du millésime, et ils le savent.
Pourtant, je ne les trouve pas entièrement rassérénés. Visiblement, il y a des questions qu’il ne faut pas poser, à propos des données analytiques sur le vin, l’alcool, le ph, l’assemblage…
On sait très bien que le vin ne se réduit pas à ça, que les chiffres ne constitueront jamais la réalité sensorielle du vin comme la carte n’est pas le territoire…
Mais s’entendre répondre à une question concernant le degré d’alcool : "nous ne le connaissons pas, nous ne faisons pas ce genre d’analyse", ressemble à une jolie pirouette. Comme un interprète déclarant, puisqu’on est dans l’année Liszt, après avoir joué les Douze études d’exécution transcendante : "la partition ? quelle partition ? je vous avoue que je l’ai oubliée…"
Château Lafite-Rothschild.
Nous voici à Lafite-Rothschild. C’est le cœur de l’après-midi. Il fait toujours aussi chaud. Ne boudons pas notre plaisir. Voici un autre sommet du millésime, le 2010 est un vin sublime, envoûtant, d’un classicisme et d’une pureté bouleversantes. C’est un vin d’une grâce impressionnante, très Lafite, dans une dimension jusqu’ici inégalée, qui déroule sa forme élancée, très pure, continue, sans heurt jusqu’à une finale superbe. Un archétype !
Comme me le dit justement Fabio Rizzari qui l’a goûté le lendemain : chaque bouteille de Lafite 2010 devrait être vendue avec un mouchoir en dentelles brodé aux armes du château car ce vin vous arrache des larmes de joie !
Juste après la jalle, une côte ondulante à gravir et voici Cos d’Estournel. Encore un éblouissement. Décidément… Le 2009 était hors norme, baroque, énigmatique. Le 2010 est différent. Son énergie est toujours là mais en même temps il est très différent, d’une remarquable précision stylistique, profond, complexe et… classique !
Chez le presque voisin, à Montrose, même impression. Superbe séquence aromatique et corps dense, dynamique, aux articulations très précises, magnifiquement tramé.
Château Cordeillan-Bages : Foie gras grillé et Joue de veau dans un consommé à la truffe noire
mouillettes de lentilles vertes
mouillettes de lentilles vertes
L’après-midi touche à sa fin. Le Parmentier de l’ami Bruno n’est plus qu’un lointain souvenir. Cordeillan-Bages est juste à côté. On se laisserait bien tenter par la cuisine de Jean-Luc Rocha qui a pris la succession de Thierry Marx. Histoire de terminer en beauté cette suite médocaine. Avec un Chambolle-Musigny 2008 de J.F. Mugnier, ce sera parfait ! Même si cela peut choquer une âme bordelaise mais, après une journée comme ça, difficile de rester à ces hauteurs sans varier les plaisirs?
La cuisine de JLR est pleine d'idées, exécutée avec brio et précision, moins technique que ne l'était la cuisine de Thierry Marx, plus rassurante peut-être. J'ai beaucoup aimé les entrées (parmi lesquelles on avait même glissé une savoureuse bouchée de Lamproie à la bordelaise).
Le menu
Ormeaux en crémeux de choux-fleur
Foie gras grillé et Joue de veau dans un consommé à la truffe noire mouillettes de lentilles vertes (superbe plat !)
Pain perdu aux algues, fines lamelles de seiche, bouillon au sésame grillé (un autre superbe plat !)
Les escargots en ravioles, d’autres à la bordelaise
Pigeonneau légèrement fumé, mousserons et rhubarbe, réduction de betterave rouge
4 Comments
Bon, admettons que la betterave est là pour la couleur : soit !
Mais vraiment, il y a de ces modes qui méritent des pieds là où je pense !
Mine de rien, à te lire, Grand Jacques, ce millésime 2010 t’arrache des mots, des adjectifs finalement peu utilisés dans tes exercices précédents à Bordeaux.
Va vraiment falloir casser la tirelire des enfants, en cachette, la nuit, pour assouvir nos désirs incandescents ?
Voilà que tu nous pousses au péché ! Mais t’a pas honte ?
J’aime bien les deux premières lignes, François, et je dois te donner raison en l’occurrence.
Quant au millésime 2010, j’avoue qu’un certain nombre de vins m’ont enthousiasmé comme rarement ! Il restera une référence unique, singulière, dans les annales des grands vins de Bordeaux comme un millésime réussissant à résoudre la quadrature du cercle. Ou comment associer le classicisme au baroque. Mais, de grâce, que les Bordelais se calment sur les prix !
En voyant les photos, je me demande toujours si on va au restaurant pour se nourrir!
Après les amuse-gueules, où sont les plats 😉
Faut faire gaffe quand ABM commence à s’énerver : l’est capable de choses, l’individu !