Une nouvelle fois, j’ai le privilège de passer quelques jours au château La Dauphine où a lieu la dégustation tous les 2009 du Cercle Rive Droite avec le Grand Jury Européen. Quatre sessions de deux heures chacune environ permettent de passer en revue, à l’aveugle, les 143 châteaux que regroupe cette association dynamique présidée par Alain Raynaud. Quelques producteurs et œnologues de la région et quelques dégustateurs invités, venus des quatre coins de l’Europe, nous ont rejoint. Parmi eux, Laurent Gibet (bien connu sur ce blog par ses commentaires signés Laurentg) et Jérôme Pérez, un des animateurs du forum La Passion du Vin. Ce dernier a d’ailleurs rendu compte ici de façon détaillée de ces deux journées de dégustation. François Mauss, le président du GJE, est en grande forme, tout aminci. Certains s’inquiètent pourtant de le voir chipoter ses assiettes, calant dès la première entrée. Il paraît même avoir perdu son légendaire claquement de glotte indiquant chez lui une approbation gourmande sans condition.
Chaque debriefing est l’occasion d’une mise en évidence de ce qu’on peut appeler les thématiques du goût. Si certains vins font l’unanimité pour ou contre eux. D’autres, Lynsolence 2009 par exemple, divisent les dégustateurs et sont parfois l’occasion de débats musclés sur l’esthétique du vin.
François Mauss et Louis Havaux entourant de jeunes Chinois venus assister à un debriefing du Grand Jury Européen.
La mort de Madame Catherine Péré-Vergé : elle s’en est allée sur la pointe des pieds. Elle avait prévu un dîner samedi avec un certain nombre d’invités. Jusqu’au dernier moment, elle a, paraît-il, réglé les détails de ce dîner depuis sa chambre d’hôpital. Une vie pas comme les autres, titrait il y a peu le Figaro. Mais aucune vie n'est comme les autres ! Après une première partie de son existence passée au sein de l’entreprise familiale (Cristallerie d’Arques), Catherine Péré-Vergé a découvert le vin. Presque par hasard. Son premier vignoble sera celui de Montviel, 5 ha sur Pomerol. La rencontre avec Dany et Michel Rolland va lui donner l’impulsion. L’Argentine avec le projet de Clos de los Siete où elle acquiert 135 ha. Puis c’est l’achat de Le Gay à Pomerol. Et d’autres. Jusqu’à la Violette, en 2006, toujours sur Pomerol. Je la connaissais peu mais chaque fois que je l’ai rencontrée, j’ai senti chez cette grande amoureuse de la vie et des roses une exigence et un perfectionnisme qu’elle partageait avec une autre grande dame du vin, Lalou Bize-Leroy.
Nous avons appris la triste nouvelle vendredi soir, au moment de l’apéritif : Catherine Péré-Vergé venait de nous quitter et le dîner était annulé. « C’est triste, on savait qu’elle était malade », remarqua un des convives. Décontenancé, il ajouta encore ceci : »Comme la vie est brève ! Ne l’oublions pas. Il faut profiter. Levons notre verre à sa santé ! ».
Puis, après une seconde de silence, cette question qui arrive, aussi incongrue qu’un shrapnel au milieu d’une roseraie : »Et comment se porte le marché en Suisse ? »
Cette question du marché, c'est bien la seule qui relie aujourd’hui les acteurs de la filière vins à Bordeaux. Parce que pour le reste, pour les réponses et l’analyse globale de la situation, la reconnaissance des erreurs commises, d’une certaine forme d’arrogance, c’est motus. On dirait des pêcheurs inuits sondant la banquise pour savoir où vont passer les bancs de phoques.
«Voulez-vous que je vous dise ? », répond cet autre : « le marché va mal ! Nous devons nous recentrer sur nos marchés traditionnels, notamment la vieille Europe que nous avons délaissée. La Chine ? Cessons de rêver : il y a dans le port de Shenzen des conteneurs bourrés de grands vins, bloqués depuis plusieurs mois. Et on ne sait pas si la climatisation est branchée. Les Chinois sont des joueurs. S’ils se rendent compte qu’ils ne gagneront pas d’argent avec les vins, ils passeront à autre chose. Demain, ils vendront des brouettes ou des soucoupes volantes.»
Le Château La Croizille, Saint-Emilion
Sur la route de Saint-Emilion, cette excroissance, ce cauchemar architectural, cette empreinte tonitruante : une gare de téléphérique anthracite et orange posée au-dessus du vide sur deux piliers. C’est le château la Croizille dont le moins qu’on puisse dire, après avoir posé que « tous les goûts sont dans la nature », c'est qu’il fait tache dans le paysage.
Pas n’importe quel paysage. Celui de Saint-Emilion, classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. Il ne sert à rien de se demander ce qui peut bien se passer parfois dans la tête des architectes, en l’occurrence Philippe Cordier et Marie-Sylvie Gary. Le permis de construire a été accordé, après avis favorable de François Gondran, l’architecte des bâtiments de France qui aujourd’hui regrette et propose de camoufler l’édifice. Voir ici
Et pour se remettre de choc esthétique, rien de tel que de parcourir, même sous le crachin aquitain, les ruelles pavées de Saint-Emilion. Au 37 de la rue Guadet, un bar a pignon sur rue. Il s’appelle Chai Pascal. Pascal est là, bonne bouille de baroudeur des vignes et des vins. On lie connaissance avec un Clos Chanson 2009 d’André Perret. Un Condrieu après toute une journée passée à déguster des Bordeaux, pourquoi pas ? On croque une assiette d’amuse-bouche et on feint d'oublier la bure printanière. La carte est courte, bien ficelée, canaille.
Les amis qui m’accompagnent sont attendus pour dîner à Libourne. « Rien de bon ne vous attend dans une ville aussi triste ! » Ils partent quand même. A regret. Je les verrai le lendemain. Dépités. Je reste seul avec la carte, les crus au verre, les diastoles et les systoles des conversations, Pascal qui virevolte d’une table à l’autre et la monodie de la pluie qui tombe.
Seul ? Non, j’ai rendez-vous pour faire un bout de chemin avec Hérodote, par le truchement de ce diable de Jacques Lacarrière. L’alphabet des goûts se mêle à celui des mots. Je suis plongé dans la lecture de l’anneau de Gygès versus Hérodote (un abîme sépare son récit de celui qu’en fait Platon dans la République).
Voyons cela de plus près : Candaule, roi de Lydie, avait une femme d’une grande beauté. Il voulut en prendre à témoin Gygès, son garde du corps (sic !) et contraignit ce dernier (on ne désobéit pas à son roi) à voir la reine nue ! La reine se rendit compte de la présence de Gygès et résolut de se venger. « Maintenant que tu m’as vue nue, Gygès, je te laisse l’alternative suivante : épouse-moi, après avoir au préalable exécuté Candaule ou, si tu refuses, je te fais passer par les armes ! »
Le voyeur choisit évidemment la première solution, tua son roi, monta sur le trône et épousa la veuve sublime qu’il put désormais contempler nue toutes les nuits.
L’histoire ne dit pas s’ils eurent beaucoup d’enfants mais ce récit, qui sollicite beaucoup nos capacités interprétatives, nous a légué un mot troublant pour certains, anodin pour d’autres : candaulisme.
5 Comments
Merci Grand Jacques 🙂
Mais le claquement existe toujours. Va savoir pourquoi il ne fonctionne que sur les vrais grands vins ayant de la bouteille.
Bref, pas applicable aux primeurs.
Mais si tu veux enregistrer pour des archives immémoriales (rien que ça !!!) , c’est simplissime : tu m’ouvres un Mugnier 🙂
PS : ce départ de benne : c’est simplement monstrueux !
Le pin parasol donne un contrepoint intéressant à l’édifice
Il fait très solennel le monsieur de l’arrière-plan …
🙂
Le nouveau bâtiment de Faugères, imposant tout de même, semble en effet plus réussi.
Et très beau nouveau bâtiment à Pavie-Macquin, où déguster avec toi, Jacques, fut un grand plaisir. Le lieu dégage une grande sérénité et la vue sur St-Emilion est magnifique.
Olivier Humbrecht m’a dit aussi avoir du mal à vendre ses vins, dans un créneau de prix pas facile (ainsi le PG Windsbuhl 2002 bu samedi dernier à Langon, bon et cher).
Au chai Pascal, dégusté un vieux calvados de Dupont sans surprise remarquable.
Bel Air Marquis d’Aligre 2000 ce soir, reconnu à l’aveugle (pas boisé, oriental, sapide … grand).
Pierre Citerne a comparé ce "vilain petit canard" au sublime 1947 (déjà bu 3 fois à 19/20).
Bonjour Jacques,
bravo pour les premières lignes superbes qui décrivent bien l’atmosphère de Fronsac et l’esprit qui qui s’immisce et circule entre les rangs de vigne. Fronsac, belle endormie qui n’en finit pas de se réveiller !
et merci pour le lien.
Amitiés,
Jérôme
PS : les vins de Haut Carles me semblent être tout à fait au niveau des meilleurs vins de la Rive droite.
Jérôme,
Peut-être nous croiserons-nous ce jour sur Albi, Place du Vigan, dans le cadre du salon des vins natures.
A bientôt dans le vignoble frontonnais, si méconnu.
PS : Haut-Carles 2009 dans mon premier tiers, comme on dit au GJE.
🙂