Faut-il encore présenter Christophe Abbet, mi-alchimiste, mi-chaman ? Ce sorcier des liquoreux valaisans est un personnage, un inspiré, qui a su tracer son chemin et, même, accéder à une forme de reconnaissance internationale. Il est venu dans le cadre de notre Ecole du Vin présenter une verticale passionnante d’Ambre. Voici un résumé détaillé des échanges suscités par cette dégustation.
Christophe était en verve. Lisez-le : il y a, je crois, des gemmes et des fulgurations rares dans ses propos !
A propos d’Îles 2009
On entre en matière avec ce vin. Histoire de se titiller le palais, de l’aiguiser peut-être, avant les vagues médulleuses des Ambres.
« Là vous allez goûter une petite arvine en liberté, explique Christophe. C’est une mise en bouche, c’est un vin qui n’a pas été bridé, qui quand il a voulu faire sa vie, ça a été possible ! Quelque chose d’un peu improbable, qui ne se veut pas prétentieux ou révélateur de quoi que ce soit. Il a refermenté en cuve et il a été mis en bouteille, au moment où j’ai apprécié qu’il avait fini de refermenter ».
Très joli nez sur l’oxydation ménagée. La bouche est vivante et tisse un joli récit. Plus aromatique, plus dansante que le nez. Un vin très original dans son expression. On a un peu de gaz carbonique. « C’est presque un liquoreux de printemps » ou un « mœlleux d’hiver » dixit Christophe.
Après un silence destiné à reprendre son souffle, comme quand on s’arrête au milieu d’une côte, levant les yeux au ciel pour apprécier le chemin qui reste, Christophe Abbet ajoute encore ceci, qui vaut d’être médité :« Le vin, c’est devenu un interlocuteur que j’ai presque personnifié. C’est assez joli d’avoir un lien avec la matière qu’est le vin, puisque nous sommes matière aussi, vivant. Le mot qui me vient à l’esprit, c’est l’alchimie. La transformation, l’abandon d’une forme qui se réorganise pour prendre une autre vie ».
J’ai été seul pendant deux mille ans. Le temps de l’enfance.
Ambre 2008
Ce sont deux millésimes (2007 et 2008) qui ne sont pas encore en bouteilles. Le nez est un peu retenu sur le 2008. Caramel. Notes de mousseron. Ecorces d’orange. Châtaigne. Très belle bouche sur les écorces d’agrume, ciselée, avec de la fraîcheur, de l’éclat et du style. Finale superbe de complexité, avec des notes de fruits d’hiver, de confiture de kaki.
« Combien de sucre ? » demande un participant… Christophe feint de consulter ses analyses. La feuille est vide. « Pour toi, ce sera toujours 200 g ! Cela dit, j’ai le chiffre précis : 167 g »
Ambre 2007
Par rapport au 2008, le corps est ici plus ample, plus opulent. Grosse matière. Gelée de coing, abricot sec, figue, grande texture.
Un dégustateur : » bouche pleine et dansante. Beaucoup de douceur. Jamais lourd ».
Un autre : le 2008, c’est Ambre. Le 2007, c’est Christophe Abbet. Il est plein de doute. C’est un vin qui hésite. Peut-être gagnerait-il encore à être élevé un an de plus ?»
Réponse de Christophe : »On est à plus de 5 ans d’élevage et il y a une partie du chemin qui est faite et le vigneron doit prendre des décisions, qui ne sont pas des compromis : jusqu’où on doit aller ? A qui on va s’adresser ? On a un vin qu’on amené là où on voulait, il y a une partie de la vie du vin qui doit se faire à la mise en bouteille. La personne qui a cette bouteille dans sa cave, elle aussi va devoir patienter, il faut laisser au vin la possibilité de continuer son chemin ».
Adieu à beaucoup de personnages
Ambre 2005
Notes de thé, moka, de pralin. Là on a l’encens, les épices douces, le malt, le lapsang. Grande attaque, maestoso. C’est une liqueur, sur l’abricot confit, magnifique volume.
»La perception gustative, précise Christophe décidément très inspiré, c’est peut-être juste une porte qui s’ouvre sur le vin lui-même et sur ce qu’on peut vivre en le goûtant. La perception organoleptique est limitante. On peut sentir le vin à travers les évocations qu’il nous propose, les sensations qu’il véhicule à travers notre corps. Concernant ce 2005, tout s’est bien passé au niveau du raisin. Abondance, surmaturité adaptée, engageante. Ça s’est bien déroulé. Maintenant, après 2-3 ans d’élevage, le vin nous échappe. Il n’était pas fait pour nous appartenir, mais ce moment où il nous échappe est quand même assez difficile. Est-ce qu’il va gagner en profondeur, en complexité, ou aller versant plus oxydatif ? Ils ne sont plus ce qu’ils étaient, ils ne sont pas ce qu’ils vont devenir. C’est un moment un peu délicat qui s’est passé avec ce 2005. Il part ? Est-ce qu’il part pour toujours ? Est-ce que je le reverrai ? Voilà ce que j’ai vécu avec le 2005… »
Ambre 2004
Un peu moins accompli, moins avancé dans son processus de sanctification que le précédent. Il s’avance, impérieux, sur des notes d’eau de vie de framboise avec, dans la trame, quelque chose de cristallin et de grand style. CA : « Le 2004 est plus nourri d’intentions, il y a plus de revendication, quelque chose de plus aérien, plus de tranché. Peut-être que ça se ressent, il y a un peu plus de volatile. Il est tendu, serré. »
Vision baudelairienne (la mort joyeuse)
Ermitage 2003 (mise le 03.04.09, 360 bt produites) Pas d’Ambre dans ce millésime. Il y a eu 3 fûts destinés à faire de l’Ambre et un troisième un peu en-deçà. Ce fût est parti sur des notes plus oxydatives, il a été mis en bouteille et les deux autres pas. Une des deux barriques a donné l’Alchimie 2003 et le reste est toujours en fûts.
Robe à reflets légèrement marron.
« Là on est sur des notes oxydatives manifestes, car ce qui est synonyme de fin, de mort, d’aliénation ; on sent le soleil qui a desséché les chairs de nos abricots, de nos prunes…eau, il y a quelque chose de joyeux, c’est comme une mort joyeuse ».
Inutile d’en rajouter. Le versant solaire est là, avec son caractère confit, adipeux, nuancé de zeste d’agrume. La bouch est ample, mais – merci aux hespéridés – avec une jolie fraîcheur et une finale qui tient son rang.
« C’est un vin d’exception dans ses possibilités d’accords avec les mets, les instants, ajoute Christophe. Je sens la chair autour du noyau, séchée au soleil, mais encore présente . Je pense qu’il y a des choses à expérimenter avec un vin comme ça. Dans deux semaines, on a va s’adosser à un tronc, sous un abricotier en fleurs et en goûter une. «
You got me freakin’
Ambre 2002
Christophe le présente ainsi : « C’était difficile comme millésime, par rapport à la récolte, par rapport aux fermentations. Comme un enfant terrible, qui a gardé quelque chose de son mystère. »
Superbe nez. Complexe. Avec des évocations d’Orient, de caravanes, de perles de rosée, de Gyokuro.Il a même des notes de mine de crayon, de zestes d’agrumes, de fleur de tilleul. C’est un monstre !
«C’est comme si aimer quelque chose de nouveau, c’est trahir ce qui nous a fait grandir »
Ambre 2001
« Waow, c’est qui qu’a fait ça ? » s’exclame son auteur.
Robe ambrée. Très caramel au lait, truffe (très présente en bouche). On a le côté abricot très exacerbé, avec un rappel de mine de crayon, superbe bouche ascendante. Fraîcheur superbe, nougatine. Finish époustouflant. Fuselé. One more shot !
« C’était la bête de concours, l’équilibre parfait, il a été poussé plus loin dans l’élevage. Le petit supplément d’âme, ça le met hors course, ça le rend plus grand à mes yeux. Le moment où l’on abandonne la monture avec laquelle on pensait gagner toutes les courses, c’est bien de le retrouver comme ça avec vous, plutôt qu’accroché à un tableau avec plein de médailles. »
Ambre 2000
Un ambre au style édulcoré, plus spectacle pour enfants. Souple, caressant. Notes de caramel au beurre salé, malté. Suave. Fondant. Délicieusement décadent.« Année marquante avec de belles chaleurs, foehn, la maturité n’était peut-être pas exceptionnelle. Il a fallu négocier. Il a fait sa deuxième fermentation dans la foulée. Les critères que l’on invoque pour parler de l’équilibre sont mis à mal » dixit maître Abbet.
Quand sous votre corps nu craque un soyeux coussin,
Fumer dans l’ambre et l’or un tabac qu’on arrose
De parfums espagnols :
Ambre 1999
Un des monuments d’extravagance de la production abbetienne. Il évoque peut-être un Essencia hongrois. Ah ? Et puis, non ! C’est plutôt un vin témoin. De quoi témoigne-t-il ? De deux choses. De la munificence des grands liquoreux valaisans.
Et d’une « petite inflation dans la quête qualitative » comme le précise Christophe.
En d’autres termes, un vin issu d’une récolte intergalactique en quatre tris. Un vrai nectar d’une richesse phénoménale. Il coule en bouche sous la forme d’une houle baroque et médulleuse aux notes de thé, de fruits secs, de gelées, de sucs terrestres et subtils, d’étoiles minuscules à la saveur de frangipane.
Arrêtons-nous ici, sinon nous n’aurons plus de mots pour dire l’ineffable.
Ambre 1997
Robe époustouflante, dorée, moirée. Le nez participe de cette magie : banane sèche, figue, crème brûlée, orange confite, tabac blond, notes épicées. L’attaque est majestueuse. Ensemble très riche, issu de vendanges idéales, doté d’une fraîcheur énergique. La finale est vibrante, soutenue et les arômes témoignent d’un botrytis d’anthologie avec un magnifique retour d’abricot sec et d’amandes. Trois barriques produites de ce chef-d’œuvre. « Le raisin était beau à voir. Il y avait une homogénéité dans la maturation que je n’ai pas revue depuis… Les raisins ont été ramassés le premier décembre. »
Ambre 1996
Encore une belle réussite, mais dans un registre très différent du 1997. Le nez est un concentré de tuber melanosporum de grande origine. Il exhale des notes de champignon, de truffe, de céleri avec quelques nuances de café et de thé vert. Moins enveloppée et texturée que celle du 1997, la bouche offre une remarquable fraîcheur aromatique. Et l’envolée finale ne laisse personne de glace, même si
« cette année-là, la neige est arrivée très vite, autour du 22-23 novembre et il a fallu attendre qu’elle fonde pour aller vendanger ! »
Alchimie 2003 (mise le 31.03.13 – avec Antoine Pétrus)
Robe à reflets bruns chatoyants.. Superbe nez. Bouche impressionnante, on a une pulpe extravagante, sur des notes de thé, d’ambre, toute une décadence civilisée. C’est un vin hors norme, complètement assagi en même temps. Cèdre, maquis, violences des herbes aromatiques calcinées au soleil.
« C’est un vin perdu, raconte Christophe, un vin peu oublié, qui avait fait sa deuxième fermentation. Il a été mis en bouteilles dix ans plus tard. C’est un vin avec beaucoup de présence, mais un peu insaisissable, il n’y a pas de collant. Il a ce côté délicat et subtil. Je n’étais pas angoissé à l’idée qu’il soit toujours dans son fût. C’est un peu la relation que l’on a avec les bouteilles. On passe devant elles. On dit à l’une : ah tu es encore là, je vais t’ouvrir bientôt… ou bien, attends encore un peu. Ce fût de 2003 a été mis en valeur par un regard porté sur elle par Antoine Pétrus. Le regard que l’on porte sur quelque chose, sur quelqu’un, c’est la plus grande valeur. Pétrus est très sensible à mon travail, au vin que je lui fais goûter. Cette rencontre a fait naître ce vin, même si ça faisait dix ans qu’il était là… »
Quelques précisions concernant Antoine Pétrus. Meilleur jeune sommelier de France. M.O.F. en sommellerie, Antoine Pétrus est aujourd’hui directeur de salle du prestigieux restaurant Lasserre, réputé autant pour la cuisine de Christophe Moret que pour sa cave somptueuse, dans laquelle figurent notamment quelques vins de Christophe Abbet. Mais pas que…
Un mot encore sur Ambre et les ambres : quel beau nom pour un vin liquoreux, si riche en connotations. Au niveau visuel d’abord par sa manière de refléter la lumière en reflets « chauds », dits ambrés.
Ensuite, par son appartenance au monde végétal, animal et symbolique, ainsi qu’au monde de la parfumerie.
En effet l’ambre (ou succin) est également une résine fossile produite par la fossilisation de forêts de conifères.
Cet ambre, aux couleurs variées, constitue une parure très recherchée dont les Grecs – Thalès le premier – avaient déjà mis en évidence les vertus magnétiques.
Sur le plan symbolique enfin, l’ambre joue le rôle de médiateur entre l’énergie individuelle et l’énergie cosmique.
Les sous-titres qui scandent les séries sont empruntés à Christian Bobin, C.F. Ramuz, Baudelaire, The Rolling Stones et Stéphane Mallarmé.
Comment
Je me suis inscrite ce matin pour recevoir vos nouvelles chroniques et il y a parfois de drôles de coïncidences!
Je ne savais pas que mon pseudo « Ambre » allait inspirer une appellation de vin;-) et un billet aussi savoureux.
P.S.- Je vous ai découvert donc ce matin alors que je faisais une recherche approfondie sur Nicolas de Staël, qui m’a dirigée vers ce lien :
http://blog.cavesa.ch/index.php/2010/07/15/197890-nicolas-de-stael-peindre-le-silence
Quand l’art vous mène vers Bacchus…
Il ne me reste plus qu’à déguster cet Ambre-là…
[…] Fendant by this creative wine producer in Martigny – once described by wine shop Cave SA as half-alchemist, half-sorcerer – is one of the best I tasted during the spring/early […]