Comment écrire le désastre en échappant aux pièges qui nous guettent, d’une part les clichés qui, loin de dire le pathos réel, la douleur, l’atrocité de la destruction, transforment l’événement en spectacle, le neutralise, parce que insupportable… « le feu embrasait le ciel », « vision d’enfer » ou « spectacle dantesque » en sont quelques exemples. A contrario, le rapport clinique, froid, « objectif », anatomique, par exemple des corps momifiés, calcinés, s’il relègue toute fiction au rang de loisir malsain, ne règle pourtant pas davantage le problème qui consiste à mettre des mots sur l’horreur, à lui donner un visage en quelque sorte… Bien au contraire, cette gestion du pire, relève d’une forme de cynisme qui, décrivant son objet d’une manière apparemment neutre, le met en scène comme objet fascinant.
Cette thématique est une des questions centrales soulevées par G.W. Sebald dans De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, paru en traduction chez Actes Sud. Le point de départ de ce livre formidable est une série de conférences faites par Sebald en 1997 à Zurich sur le thème Guerre aérienne et littérature. Le bombardement systématique des principales villes allemandes par les Alliés, de 1942 à la fin de la guerre, a procédé certes d’une logique de destruction tributaire de chaque guerre mais dont les motifs n’ont jamais été, selon Sebald, vraiment interrogés et dont les effets destructeurs ont été en quelque sorte effacés de la mémoire allemande en même temps que disparaissaient une partie de leurs villes. « En vertu d’un consensus tacite et valable au même titre pour tous, l’état réel d’anéantissement matériel et moral dans lequel était plongé le pays tout entier ne devait pas être décrit. C’est ainsi que les aspects les plus sombres de l’acte final de la destruction auquel assista l’immense majorité de la population allemande sont demeurés un secret de famille, honteux, frappé de tabou en quelque sorte, et que peut-être on n’osait même pas s’avouer en son for intérieur. »
La littérature, comme miroir des interrogations et des doutes de son époque, est de ce point de vue-là significative. Toute la production littéraire allemande de la fin des années quarante passe quasiment sous silence cette destruction, à l’exception du roman de Heinrich Böll, Le silence de l’ange, qui donne une « idée approchante de l’effroi abyssal menaçant alors de saisir tous ceux qui ouvraient réellement les yeux au milieu des ruines. » mais, qui « exhalant un chagrin incurable » ne paraîtra finalement qu’en 1992 !
Trois autres récits, outre celui de Böll, retiennent pourtant l’attention de G.W. Sebald, il s’agit de La Ville au-delà du Fleuve de Hermann Kasack, de Nekya de Hans Erich Nossack et de La Cathédrale de Peter de Mendelssohn. Sebald les passe au crible et montre comment, chacune à sa manière, échappe au réel, le met en scène, le mythifie même, l’escamote pour ne pas devoir en dire l’indicible. Il accorde toutefois quelque crédit au récit de Nossack parce qu’il a été le seul « à vouloir consigner avec aussi peu de fioritures que possible ce qu’il avait réellement vu. »
Beaucoup plus intéressant semble être le travail, plus tardif certes, d’Alexander Kluge, cinéaste (il fut l’assistant de Fritz Lang) et écrivain que Sebald cite à plusieurs reprises, notamment à propos du bombardement d’Halberstadt et de l’incroyable histoire du Capitol, et dont la réflexion, essentielle, prolonge comme en écho celle de Sebald, l’anticipe peut-être : »La description détaillée de l’organisation sociale du malheur, que Kluge nous présente comme programmée par des fourvoiements de l’histoire qui se perpétuent et se renforcent sans cesse, inclut aussi l’idée qu’une juste compréhension des catastrophes que nous orchestrons constamment est la condition première à l’organisation sociale du bonheur. »
La troisième partie du livre de Sebald est centrée autour de certaines lettres de lecteurs que l’écrivain a reçues après ses conférences de Zurich. Témoignages, prises de position, parfois virulentes, qui relancent le débat et qui permettent d’approcher de plus près le foyer de l’indicible, l’horreur pure : »(…) plusieurs de ces femmes arrivant de Hambourg avaient effectivement dans leurs bagages le corps de leur enfant mort pendant le raid aérien (…) Ce que sont devenues ces femmes parties en emportant un tel fardeau, nous ne le savons pas (…) Mais peut-être ces bribes de souvenirs épars nous permettront-elles de comprendre qu’il est impossible de sonder les profondeurs du traumatisme subi par ceux qui ont fui les épicentres de la catastrophe. Le droit de se taire que se sont arrogé la plupart de ces personnes mérite un respect aussi grand que celui des survivants d’Hiroshima (…)
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