Après avoir délaissé son marmoréen hôtel particulier de la rue de Cherche-Midi, le voici à quatorze heures, juste derrière la frontière, en Belgique. Pour y faire l’acquisition d’une bâtisse singulière, l’ancien bâtiment de la douane de Néchin, à rendre aboulique une colonie d’oiseaux migrateurs.
En France, interrogé sur l'exil fiscal du comédien, l’insipide Jean-Marc Ayrault porte maladroitement l’estocade: »Je trouve cela assez minable » dit-il. Le pétard est allumé. Faute de voir clair dans sa balance commerciale, la France adore régler des comptes en permanence : le pays se divise et s’embrase. Chacun rêve d’un rôle à sa mesure et monte dans la galère : Torreton, Deneuve, Sardou, Luchini, Arthur, Ruquier, Harlem Désir, Macias et les autres, tous y vont de leur couplet, des tremolos dans la voix. Bardot en rajoute une couche avec ses éléphants tuberculeux, traite Dani le Rouge de "Con Bendit". On sonde la vie de l’ectoplasme, ses fêlures, sa carrière, ses comptes en banque, ses revenus, ses mictions en plein vol, son goût immodéré pour la dive bouteille. L’acteur semble englué dans sa propre légende.
La suite est du même chaudron. Son ami Poutine l’appelle pour lui proposer un passeport russe. Gérard Depardieu donne dans l’hagiographie et parle de grande démocratie. Il accourt. Accolades avec le président au regard de lémurien : « Je suis très heureux de te voir. As-tu vu le Raspoutine ? » demande Gérard à son protecteur. Puis, le tonitruant acteur visite en grande pompe Saransk en Mordovie où, dit-on, il pourrait s’établir. L’endroit offre le charme indécis des façades mal ravalées ; il est surtout connu pour ses camps de prisonniers : une des Pussy Riot y est actuellement en résidence forcée. Le scénario prend une dimension inattendue, planétaire et ubuesque. L’histoire bégaie-t-elle à l’envers ? Des millions d’êtres épris de liberté et de démocratie ont rêvé de quitter cette nasse et voilà qu’un des Français les plus célèbres viendrait y chercher refuge ?
Qui manipule qui à travers ce surprenant rebondissement ? Poutine, fin renard, qui ne pouvait espérer meilleur héraut ? L'ogre Depardieu qui, adulé par la grande Russie, rêve d’un rôle à sa démesure ? Les deux sans doute. Mais le réel importe peu. La fiction impose désormais son rythme et distribue les rôles. Nous sommes entrés dans son espace.
La suite ressemble à la série américaine 24 Heures chrono avec sa durée extraordinairement condensée et fragmentée. Le héros ne dort plus : il doit affronter en permanence de nouvelles menaces. On craint même pour sa vie. Tout s'accélère. Rares sont les moments de répit. Peut-être le passage éclair en Suisse pour la remise du Ballon d’or de la FIFA en fait-il partie ? Depardieu en invité d'honneur et, sur l'estrade, (le) Messi en Ballon d'Or, même le roué Sepp Blatter ne pouvait imaginer plus belle affiche !
Sinon, écoutez Depardieu répondant à la meute des journalistes, oppressé, perdu, le souffle court, cet homme ne respire plus. Jouit-il au moins de ce spectacle, de cette attention qu’on lui accorde ? Pas sûr…
On l’attend au Tribunal de Justice de Paris pour conduite en état d’ivresse, le voici, dans ce qui ressemble à une fuite en avant, accueilli au Montenegro par le premier ministre. Ironie du sort, Depardieu y serait également pour évoquer son prochain rôle dans un film consacré à DSK. La suite n’est pas encore écrite mais, puisqu’on navigue entre la farce et le théâtre de l’absurde, on pense à une fin écrite par le grand Alfred Jarry lui-même. Tout en se disant que Gérard Depardieu serait magnifique dans ce rôle :
Mère Ubu : Ah ! quel délice de revoir bientôt la douce France, nos vieux amis et notre château de Mondragon !
(…)
Cotice : Oui, et nous éblouirons nos compatriotes des récits de nos aventures merveilleuses.
Père Ubu : Oh ! ça, évidemment ! Et moi je me ferai nommer Maître des Finances à Paris.
5 Comments
Allez les vieilles stars
vimeo.com/56864830
Le meilleur texte que j’ai lu sur "l’affaire Depardieu". Bravo !
Bowie/Björk ?
Obélix chez les Russes.
Comme disait un humoriste, ce n’est pas son passeport qu’il aurait du rendre mais son permis de conduire …
🙂
Bravo.
Et merci de nous sortir de la routine journalistique française.
Les articles de ce blog sont désormais disponibles en anglais. Celui-ci est le premier !
http://www.webflakes.com/wine/a-...