Retour sur l’île aux chamans, dans la station météorologique d’Ouzouri où Youra vit avec sa famille. Un hameau d’une dizaine de maisons situé non loin du cap Khoboï, autre lieu chamanique du Baïkal.
A proximité de ce dernier, un groupe de Russes procède à un étrange rituel. Couchés à plat ventre sur la glace comme s’ils cherchaient à entrer en communication avec les esprits du lac ils s’imbibent consciencieusement dans le froid acéré et la lumière si particulière du Baïkal.
Un peu plus tard, nous rencontrons un autre groupe de Français avec qui nous trinquons. Ils travaillent à Moscou et traversent le lac calfeutrés à l’arrière camion ouvert à tous les vents. « Pour mieux sentir l’ambiance » expliquent-ils.
Il est temps de prendre de la hauteur, si j’ose dire, et d’explorer les montagnes alentours. Au-dessus d’Ouzouri, une ligne de crêtes se découpe, irrésistible.
A cet endroit, la vue sur le lac, avec son lacis de miroirs sombres et de glaces enchevêtrées, est exceptionnelle. Je rêverai d’y bivouaquer pour voir la nuit descendre sur la « mer sacrée ».
Dans quelques millions d’années, le Baïkal deviendra une mer, certains des micro-organismes qui le peuplent sont déjà en train de muter dans ce sens comme s’ils anticipaient ce phénomène : il est le seul lac au monde qui en vieillissant s’éloigne de sa mort, sa vitesse d’élargissement due à l’intense activité du rift étant supérieure à sa vitesse de comblement sédimentaire.
Me reviennent ces lignes de Colin Thubron :
« Mais vers le soir, le vent tombe et nous entrons dans le vide doré. Je me dis : voilà la Sibérie originelle – insaisissable, infinie – celle qui s’attarde au fond des yeux des premiers voyageurs, tel un inconscient géographique. Son apparente vacuité était une page blanche offerte à l’écriture. Des siècles durant, elle a attisé la rumeur et la légende, inspiré des idéaux et suscité la peur. Son nom même – fusion mystique du terme mongol siber (« beau, pur ») et du tatar sibir (« pays endormi ») évoquait quelque chose de vide, en attente. »
Selon Hegel, la Sibérie, « trop froide et trop hostile pour permettre une vie qui ait du sens », était même située en dehors de l’histoire.
Dans certaines circonstances, le froid incite pourtant davantage à l’action qu’à la rêverie. Nous coupons à travers la taïga pour rejoindre avant la nuit Ouzoouri et notre isba d’Ouzouri, où nous attend un vrai bania, le sauna à la russe. 80 degrés de température à l’intérieur et moins trente à l’extérieur, inutile de sortir les verges et de se fouailler jusqu’au sang, le contraste est suffisamment éloquent. Au moment où vous l’éprouvez, votre corps ressemble à un champ de mines parcouru par une série de mini implosions.
Le lendemain, je parcours la baie qui fait face à Ouzouri. La pression atmosphérique est en train de changer. Le lac craque de toute part, comme si la glace, sous la poussée de gigantesques forces, était en train d’exonder. Au-dessous, un abysse de 1673 mètres dont nous sépare une vitre épaisse et pourtant fragile. Je pose ma caméra sur la glace pour enregistrer la plainte du Baïkal. C’est impressionnant. Et pas rassurant du tout.
– Où voulez-vous aller aujourd’hui ? demande notre guide. ça vous dirait de découvrir la taïga ?
– Oui !
– Je vous emmène… Dites-moi simplement où vous souhaitez que je vous laisse et je rentrerai avec le 4 X 4…
Nous voilà largués dans une clairière, au milieu de nulle part. Avec comme seul poteau indicateur un ogo chamanique. A nous de nous débrouiller pour rentrer jusqu’à la station météorologique.
Le camp de base se trouve en direction du nord-est, à quelques kilomètres à vol d’oiseau. Il suffit de tracer tout droit à travers ces collines. Il suffit…
Nous sommes trois. Notre guide a rejoint sa base, peinard. Il reste quelques heures avant la nuit. Il ne faut pas tarder. Nous saluons les bouleaux, les conifères et entrons dans la taïga.
La taïga sibérienne, une autre immensité où les notions de distance et de perspective sont reléguées dans la catégorie des improbables. Impossible d’en prendre la mesure : un cinquième des forêts du globe ! Une frondaison ajourée, entre toundra arctique et la forêt boréale, accueillante et étrangère. illimitée. On peut s’y perdre.
Colin Thubron, toujours lui, évoque la « folie de la taïga » qui s’empare de certains voyageurs qui se mettent en marchent et se mettent à tourner obsessionnellement, sans but, déterritorialisés, en proie à des anomalies magnétiques ou des hallucinations.
– Tu as vu ces traces de pas avec des griffes ? Quel est cet animal ?
J’observe les empreintes. Elles sont récentes, soulignées de traits d’urine. Serait-ce un ours ? Il est censé hiberner et, en principe, il n’y en a pas sur l’île d’Olkhone. Aurait-il traversé depuis la rive occidentale ? Je tente d’imaginer le plantigrade, mal réveillé, affamé, traversant de nuit le Baïkal gelé. Ou serait-ce le redoutable gulo gulo ou carcajou qui, lui, n’hiberne pas ?
Mieux vaut s’en éloigner et ouvrir l’œil. Je pense à cette pratique en vogue chez certains chasseurs ploutocrates et imbéciles qui viennent, en plein hiver, débusquer l’ours brun de Sibérie dans sa tanière, préalablement enfumée, et qui l’abattent à la sortie. Triste époque. Entre cèdres et mélèzes, nous taillons notre chemin en direction de la station qui nous paraît tout à coup bien lointaine.
Voici – enfin ! – Ouzouri, blottie entre le lac et la montagne, entourée d’une enceinte infranchissable. Pour la protéger de quoi ? Des loups ? Des ours mal lunés ? De la liberté ?
Demain, ce sera le retour sur Irkoutzk. Nous avons rendez-vous avec Nina la pianiste chez qui nous logerons.
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