Par où commencer ? Par le désert. Les formes, les mouvements, ondulations, multiplicités, lignes de fuite qui le constituent. L’ascèse qu’il présuppose. Ou mieux, ce dépouillement de soi auquel on consent en franchissant, à pied, la frontière symbolique qui sépare le monde d’avant, sédentaire – celui des voies de communications, des certitudes, des rêves en berne – de ces lieux où le marcheur vient chercher qui une rédemption, qui une présence, qui le simple souci de soi.
Sans frontières, sans origine, ni passé ni avenir, le désert est simple présence au monde. Il sculpte le silence, il sculpte nos vies, passants modelés par le vent et les éléments, poussière d’étoiles, paysages érodés, d’un oued à l’autre. Le désert guérit du désert.
Au carrefour de nombreuses cultures, de plusieurs religions et civilisations, au cœur de ce Proche-Orient aujourd’hui déchiré par la guerre et le terrorisme, se trouve la Jordanie, petit pays au passé biblique dont les frontières furent tracées en 1921 lors de la Conférence du Caire par Winston Churchill. Véritable îlot de paix et de stabilité dans un environnement troublé depuis de nombreuses années, le royaume hachémite demeure plus que jamais un modèle et un espoir pour l’établissement d’une paix future dans la région.
Aujourd’hui les touristes se font hélas plus rares en Jordanie et le pays en souffre. Même Pétra, la cité légendaire des Nabatéens, est victime d’une relative désaffectation. La faute au régime de terreur que Daesh tente d’instaurer et la proximité immédiate de la Syrie avec laquelle la Jordanie partage une frontière de plusieurs centaines de kilomètres sur sa bordure nord. Plus d’un million de réfugiés syriens (soit 20 % de la population de la Jordanie) ont déjà trouvé refuge en Jordanie. Avant eux, il y a eu les Palestiniens en plusieurs vagues successives (1948 et 1967), qui ont trouvé ici un pays d’adoption et représentent aujourd’hui un pourcentage important de la population.
Pays neuf, modèle d’intégration et de liberté au milieu d’un vaste ensemble instable où règnent hélas le fanatisme et l’obscurantisme, la Jordanie est l’héritière d’une culture fascinante et plurimillénaire dont le point d’orgue est sans doute l’empire nabatéen, peuple de commerçants arrivés dans la région au Vie siècle avant J.C. Contrôlant une partie de la route de l’or, de l’encens et des épices qui menait de l’Inde à l’Egypte et au Yémen, puis aux ports de la Méditerranée, les Nabatéens s’enrichirent considérablement grâce aux taxes prélevées ainsi qu’au commerce du bitume de la mer Morte prisé par les embaumeurs égyptiens.
L’édification progressive de Pétra commença sous ces auspices favorables et la cité de pierre devint le carrefour de toutes les caravanes d’Orient. A son apogée, peu avant le début de l’ère chrétienne, la ville de Pétra comptait près de 30 000 habitants et des centaines de tombeaux, dont certains gigantesques, sculptés à même la roche de grès, du haut vers le bas, comme si la main de l’homme n’avait fait qu’interpréter les signes de la roche, que l’on assistait à la naissance de l’architecture.
Avant d’arriver à Pétra, un trek de quelques jours parmi les déserts et djebels de Jordanie, en commençant par celui de Wadi Rum cher à Lawrence d’Arabie, constitue une très bonne entrée en matière et une lente immersion dans cette géologie fascinante.
Arches audacieuses comme celle du Djebel Burdah, mesas monumentales qui, de loin, évoquent des sortes de Colisées pétrifiés, à l’heure où l’empire romain était encore dans les limbes, roches diaprées qui sous l’effet des « anneaux de Liesegang » semblent former un arc-en-terre, dômes de grès blanc, véritables sentinelles du désert, grands orgues basaltiques aux tubulures sombres, alphabets secrets, entrelacés de filiformes silhouettes évoquant des passants énigmatiques, concrétions érodées préfigurant une improbable Sagrada Familia perdue au milieu de désert, piliers bibliques où la sagesse s’est bâti une maison, taillant sept colonnes pour la soutenir, invitant les hommes à venir y partager le festin qu’elle y avait préparé. Au moment de choisir un titre pour son autobiographie, T.E. Lawrence s’en souviendra. Et comment ne pas penser, traversant les différents Wadi (Wadi Nuqra – Wadi Sabet), puis le désert de Wadi Araba et la Wadi Garandhal, à la lumière incroyable, à ces vers de Baudelaire, d’autant que le second tercet du poème évoque « l’expansion des choses infinies. Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens » ?
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Pourquoi Pétra a-t-elle disparu de la mémoire des hommes pendant plus de huit siècles ? Au lent déclin économique et politique (la route des grandes caravanes change et Pétra n’est plus désormais qu’une province de l’Empire romain) succédèrent les catastrophes naturelles. Située sur la faille du Levant, en bordure de la plaque Afrique et de la plaque Arabie, le pays se trouve au cœur d’une zone sismique à risque. Deux tremblements de terre 363 et 551 après J.C.) détruisirent partiellement Pétra et la ville sombra dans l’oubli. Ou plutôt, les Bédouins gardèrent le secret sur ce « rêve de pierre » protégé par un accès difficile, une longue entaille dans la falaise, le fameux Siq qui débouche sur une des merveilles de Pétra, le Trésor ou Al-Khazneh, monument extraordinaire dont l’état de conservation est tel qu’il semble avoir été extirpé de la roche à l’instant même.
C’est à quelques nuances près exactement ce qu’écrivait dans son journal le 22 août 1812 l’orientaliste suisse, Jean-Louis Burckhardt, né à Lausanne. Déguisé en autochtone et se faisant appeler cheikh Ibrahim Ibn Abdallah, Burckhardt, venait, au péril de sa vie, de redécouvrir la cité nabatéenne ! « J’étais sans protection, au milieu du désert où aucun voyageur n’avait encore passé. » L’un de ses prédécesseurs dans cette quête, avant Tintin, Hercule Poirot ou Indiana Jones, un certain Dr Seetzen avait eu moins de chance et avait fini assassiné.
Une fois passé le goulet du Siq, la vallée s’ouvre sur un vaste ensemble serti de cénotaphes majestueux et d’habitations troglodytes. A Pétra, les vivants vivent dans la proximité immédiate des tombeaux pour ne pas oublier que la mort fait partie de la vie. On imagine le saisissement, le choc esthétique qu’a dû ressentir l’aventurier suisse, rimbaldien avant Rimbaud, dont la figure inspirera peut-être un jour un écrivain : après avoir appris la langue arabe et après avoir étudié le Coran et s’être converti à l’islam, il a voulu d’abord découvrir (sans succès) les sources du Niger, bifurquant ensuite vers l’Egypte (découvrant au passage les temples d’Abou Simbel), le Liban, la Syrie et, enfin, Wadi Mussa, la vallée de Moïse, tout près de Pétra.
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