Histoire du rock (3) : Les Beach Boys, des vagues, des soleils tragiques.

Hawthorne Californie, 14 août 1961

Nous sommes trois sur cette plage pour commencer. Brian, Dennis et moi, Carl… Je suis le plus jeune. J’ai quinze ans à peine. Allongé sur le sable, je regarde les vagues de l’océan. D’où viennent-elles ? Avec elles, arrive du large un vent nouveau. Ce jour-là, les  filles ont pour moi des yeux de vagues. Dennis fredonne un air que je ne connais pas :  You'd see 'em wearin' their baggies /Huarachi sandals, too / A bushy bushy blonde hairdo…

–   Eh ! mon gars, mais tu sais que ça sonne plutôt bien, ça…

C’est notre cousin Mike qui a parlé. Il vient de nous rejoindre sur la plage. Je l’aime bien, Mike, même si avec sa dégaine de vendeur de drugstore, il fait plutôt fuir les filles. Nous écoutons Chuck Berry, Eddie Cochran, The Four Freshmen, The Hi-Lo’s, The Platters. Nous sommes entièrement dans cet instant  : ni moi, ni aucun de mes frères, personne ne devine pas à quel point notre vie est en train de changer. Brian, c'est l’aîné. Musicien né, il a l’oreille absolue, même s'il est sourd de la droite… Quelque chose dans  son regard, une flamme particulière, me dit que type a été marqué par quelque chose de plus grand que lui ! Il est notre pôle, Brian. Musicalement, c'est sûr, tout tourne autour de lui. Dennis, lui, est différent. Plus décontracté et plus rebelle. Quand je le regarde sur son surf, parmi les tubes, défiant l’océan, j’ai l’impression de voir un être surnaturel domptant des monstres… Le succès qu’il a auprès des filles ! S’il pouvait m’en filer un peu… Dennis est le seul de nous trois à oser résister à Murry, notre tyran de père… S’il faut absolument parler, de celui-là j’en parlerai plus tard. Notre mère ? Elle passe sa journée à glander, à attendre la prochaine crise et, dans les intervalles, elle picole. Autant dire que si la musique n’existait pas chez nous, tout aurait depuis longtemps explosé ! D'ailleurs, chaque fois que Murry Wilson nous engueule, Brian se met au piano pour tenter de le calmer…

Nous avons formé un groupe qui plusieurs fois déjà a changé de nom. Ça a commencé par Kenny and the Cadets puis Brian a dit, pour m’embêter, si on l’appelait Carl and the Passions ? Et maintenant, nous nous appelons The Pendletones, à cause des shirts… Mais je sens que ça ne va pas durer. Pas le groupe, le nom ! J’ai commencé à travailler sérieusement la guitare depuis que j’ai reçu ma Rickenbacker à Noël. Les autres me disent que j’ai une voix d’ange, peut-être… mais voilà, je suis en train de muer : pourvu que je la garde, mon Dieu ! A part nous, Al Jardine, un copain du quartier qui adore le folk song, nous rejoint souvent pour jouer dans le pièce que nous avons aménagée en studio. Murry surveille toutes nos répétitions et hurle constamment : sans lui, dit-il,  nous n'arriverions jamais à rien. Il dit que c'est ça, un manager, c'est comme un chien, ça aboie tout le temps mais, en retour, on finit par trouver les bonnes vibrations…

 

 

Long Beach Municipal Stadium, Californie, 30 décembre 1961
Surfin' is the only life : c’est parti ! Notre première chanson est dans les charts ! Nous avons été invités à donner notre premier concert ici à l’occasion du Ritchie Valente Memorial.

Fini les Pendletones ! La maison de disques nous a imposé le nom de Beach Boys, on n’a pas fini d’entendre parler du surf, moi qui hais le surf, qui n’ai jamais mis les pieds sur une planche ! J’ai peur de l’eau. Je déteste le soleil. Je ne suis à l’aise que dans ma chambre, devant mon piano, à composer. J’ai cette intuition qu’il existe des sons, des harmoniques, pures, inouïes, que je dois trouver… D’ailleurs, ça tombe bien parce que, là sur la scène, avec notre Surfin’ et deux ou trois autres chansons vite bidouillées, on n’avait l’air un peu godiches, cinq garçons blancs dans une salle plein d’enfants noirs. Les autres en sortant m’ont dit : « Hé, Brian, on compte sur toi maintenant pour étoffer le répertoire. Les filles, la plage, le surf, les hot rods… T’as qu’à puiser là-dedans ! Faut que t'assures ! T’as vu, même Ike and Tina Turner étaient là, c'te façon qu’ils avaient de nous regarder ! On aurait dit des extra-terrestres observant des morveux ! »
On rentre à la maison, chacun avec 50 dollars dans la poche, notre premier cachet. Je sais que rien ne pourra désormais nous arrêter sur la route du succès, car j’ai de grands projets dans la tête…

Quelque part dans le ciel, entre Los Angeles et Houston, 23 décembre 1964
Un événement grave s'est produit aujourd'hui : nous avons dû interrompre notre tournée ! Ce matin, Brian a eu une crise d’angoisse, une «décompensation» comme disent les psy. L’avion avait décollé depuis une heure. Tout était calme à bord. J’étais assis à côté de lui quand il m’a dit : « Dennis, oh ! non ! je ne peux pas vivre ainsi ! Il faut que ça s’arrête, maintenant… Je dois rentrer à la maison… Je ne peux pas continuer comme ça. J’en ai marre de ces concerts, de ces villes. JE VEUX rentrer à la maison, TOUT DE SUITE ! » Il s’est levé, hors de lui, hurlant. Il était méconnaissable. Ca se voyait qu’il allait tout casser dans l’avion. Nous l’avons ceinturé. Le personnel de bord est venu nous prêter main forte. On lui a administré un calmant. A notre arrivée à Houston, une ambulance était là pour l’emmener à l’hôpital. Carl, Mike, Al, et moi, nous sommes regardés. J’ai dit : et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Quelqu’un a répondu: "on annule les trois prochains concerts, Dennis ! On ramène Brian en Californie et, pour le remplacer, on fait venir Bruce Johnston. The show must go on ! "

 

Sur les ondes, 10 octobre 1966, Good Vibrations
Mais d’où vient une musique pareille, de quelle planète ? Cette question, on est des milliers à se la poser dans ces années-là.

Quand la vague déferle sur les ondes pour la première fois, j’ai douze ans, elle m’emporte. Ce bonheur dure exactement 3.37. Il ressemble à une électrolyse.

Arrivé au bout, juste après le chœur des anges, au moment où l’Electro-theremin de Paul Tanner nous vrille sur place, nous laisse pantelant ; on se dit que décidément c’est trop court pour un baiser mais quelqu’un, déjà, a remis l’aiguille sur les 45 tours de l'ouvrage…

Il y a aussi ces paroles, un peu nunuches (quoique…) de Mike Love, véritable kaléidoscope verbal : des agencements de couleurs, de sons, de parfums, de mots, et ces vibrations qu’on a l’air d'expérimenter, longtemps après Baudelaire. A la même époque, je viens de découvrir les Fleurs du Mal. Le parallèle me plaît. Il est la preuve que rien n’est figé, que la beauté est multiple et imprévisible. J’ai douze ans et je viens de saisir un lien structurel, évident, entre Harmonie du soir et les paroles de cette chanson. Je me dis voilà ce qu’un Baudelaire aurait pu écrire (certes en bien meilleur!), s’il avait été un proto-hippie californien bien élevé, aspirant à vivre une vie joyeuse et sans entrave !

Et Good Vibrations est devenu un des emblèmes de toute une génération, un hymne novateur, inouï, léger et frivole. Cette « symphonie de poche » est un des chefs-d’œuvre du génial Brian Wilson. Pour réaliser ces 3.37 de bonheur pur, Brian vient de passer des centaines d’heures en studio d’enregistrement (quatre studios différents qui deviennent autant d'instruments à part entière), au cours de dix-sept sessions différentes.  Il a travaillé ensuite au montage, en surimposition ou enregistrement fractionné (overdub), malaxant les voix comme une pâte sonore, tissant les harmonies vocales, utilisant les fonds sonores comme des couleurs, tirant parti de toute la technique de l’époque. Avec Brian, c’est sûr, tout est depuis très longtemps poussé à son point d’incandescence.

Brian Wilson

 

La même année, le 16 mai, est sorti également Pet Sounds, l’autre chef-d’œuvre dans lequel, initialement, devait figurer Good Vibrations mais Brian avait jugé que cette dernière chanson n’était au point. Pet Sounds marque une rupture dans le style précédent des Beach Boys, la nouvelle orientation prise par Brian Wilson et, déjà, son éloignement sur une autre planète…
Pet Sounds est la réponse de Brian Wilson à Rubber Soul des Beatles. Entre les deux groupes – dont les chansons se partagent la tête des charts et les noms se trouvent côte à côte dans les bacs des disquaires – l’émulation et le respect vont pourtant de pair.

Si la lecture de Hume a vraiment tiré Kant de son sommeil dogmatique, Paul McCartney, lui, a été sauvé de la noyade par  l’écoute de Pet Sounds. Il adresse à l’album de son rival le plus beau compliment qu'on puisse rêver: 

 

» J’aime tellement cet album. Personne n’est éduqué sur le plan musical s’il ne l’a écouté…J’aime l’orchestre, les arrangements et ce n’est pas excessif de dire qu’il s’agit d’un classique du siècle, imbattable à bien des égards. J’ai souvent passé Pet Sounds et chaque fois je pleurais devant tant de beauté.
Les lignes de basses sont incroyables, entrelacées de mélodies. Pet Sounds a exercé une grande influence sur moi et m’a fait réfléchir lorsque nous avons enregistré Sgt Pepper.
God Only Knows est une de mes chansons préférées. Sur Still Believe in Me, j’adore la mélodie – ça me tue … c'est ma préférée. C'est si juste et si beau à la fin … quand tout resurgit dans ces multiples harmonies colorées … ça me donne des frissons !»

Allez, après ça, mes préférées !

1)    God Only Knows
2)    Good Vibrations
3)    Heroes and Villains
4)    Darlin’
5)    I Get Around
6)    Surfin’ USA
7)    In My Room
8)    The Warmth of the Sun
9)    Still Believe in Me
10) I Was Made to Love Her

Ah ! je sens que, après l'épisode des jeunes filles geignardes, certains risquent de me tenir rigueur d’avoir parlé de ces Beefcake californiens avec leurs carrosses rutilants et leur voix sirop d’orgeat. Si vous n’entendez pas, si vous n’aimez ni les plages,  le bubble gum et les filles bushy-bushy, ni le paradis et la tragédie, il vous faudra sauter un tour… Peut-être  y aura-t-il une suite, car je n’ai pas parlé du flop relatif Smiley Smile. Sinon, il reste pas mal d’autres pans de l’histoire du rock restent à explorer. Tiens, un de ces jours, j’aimerais réécouter sérieusement ce bon Roy Orbison…