Pourquoi ai-je choisi cet extrait du concert d’Hawaii en 1973 ? Pour deux raisons. D’une part, c’est le premier concert diffusé par satellite, qui a été vu par un milliard de téléspectateurs dans plus de quarante pays ! Qui dit mieux ? Et surtout parce que à travers cette séquence on peut presque percevoir, physiquement, au-delà des poses et du métier qui lui reste, le lent processus de dégradation dans lequel l’idole est entrée depuis longtemps. Son regard, comme absent, semble se raccrocher à ce pan du passé, à ce moment de sa jeunesse où tout paraissait possible, ce fragment de temps où l’Amérique des années cinquante découvrait, non sans une certaine stupeur, une jeunesse qui ne lui ressemblait pas, la horde des enragés, un peu cow-boy, un peu fleurs bleues, un peu félons : les premiers rockers dont les déhanchements lascifs nous emporteraient un jour vers d’autres rivages. La vidéo qui suit – Pieces of my life – résume assez bien, je crois, ces parties de la vie du King, comme un miroir qui a volé en éclats et que, chacun de son côté, nous essayons de reconstituer pour comprendre la trajectoire. La suite est connue, l'emprise du terrifiant colonel Parker, Pygmalion pour le meilleur et le pire, les tournées harassantes, les grands shows coruscants et insipides, façon Bellagio à Las-Vegas, le tourbillon de la boulimie lorsque la nuit n'en finit pas, la découverte de l'ésotérisme façon madame Blavatsky grâce à Larry Geller, son coiffeur ! Elvis rencontrera Dieu dans le désert : celui-ci avait les traits de Joseph Staline…
Que l’on se rassure : trente ans après sa disparition en 1977, le fond de commerce du natif du petit gars de Tupelo demeure pourtant intact, florissant même : à ce jours plus d’un milliard d’albums vendus dans le monde. A ce rythme-là, les héritiers peuvent entreprendre un voyage interplanétaire et gérer les royalties depuis la planète Mars.
Elvis le rebelle est bien un enfant d’Amérique. La légende est d’abord une légende économique et tout qui, des premières années, pouvait apparaître un peu âpre, anguleux, a fini par se dissoudre lentement dans les refrains à la guimauve que des colonies de grands-mères nostalgiques écoutent sûrement à l’heure du thé. Même si c’est sans doute plus excitant que d’entendre Calmy-Rey bêler Les trois cloches !
J’en viens maintenant au vrai sujet, le seul digne d’intérêt, celui de l’étrange gémellité entre Elvis Presley et Roy Orbison, comme si l’un incarnait en creux le destin de l’autre. Ils naissent à un an d’intervalle. Débutent leur carrière chez Sun Records. Très vite Elvis connaît le succès. Pour Roy, cela se fera un peu attendre. Il lui faudra attendre le début des années soixante pour connaître également le succès. Pas aussi énorme que celui d’Elvis car si leurs voix sont comparables – en privé Elvis reconnaissait même que Roy lui était supérieur sur le plan de la tessiture avec un ambitus de deux octaves et demie – le charisme n’est pas le même. Il suffit de voir Roy sur scène pour comprendre la différence. Il fait si peu rocker. même s’il en le costume et le look. On dirait toujours qu'il vient de recevoir la première communion. Il faut le voir sur Pretty woman, avec sa tête d'employé de commerce qui s'encanaille le samedi soir, sa coiffure pétard, son menton dérobé je ne sais où, il est émouvant, Roy, et il quand il feule « rrrrraou ! », le matou se mue en tigre de Bengale avec, au fond des yeux, derrière les lunettes noires, une lueur inquiétante, c’est le sommet ! Et pourtant, on a toujours envie de le consoler.
Le destin est injuste. Il a beau avoir une voix séraphique, Roy, une voix pour enlacer des mots d’amour et emballer les filles sur Sunset Boulevard, la gloire lui brûlera les ailes. Sa femme meurt dans un accident de moto puis, deux ans plus tard, deux de ses fils sont brûlés vifs dans un incendie…
Comment
Comme quoi la musique reste, avant la littérature et la peinture ou sculpture, l’art capable de "soutenir" dans leur vie quotidienne des milliers, sinon des millions d’humains, quand bien même ils n’auraient point connu l’artiste.