Imaginaires du vin : la mort de Borgès.

Le connaisseur, c’est aussi ce personnage aperçu chez Roald Dahl, lors d’une soirée, une exégèse vivante de tous les grands vins de la planète, un décrypteur de crus, un visionnaire qui goûte à l’aveugle et, sans sourciller, après avoir réfléchi une éternité, place une banderille au cœur de la saveur :

–    Ce vin, mesdames et messieurs, je ne l’ai dégusté qu’une seule fois dans ma vie, il y a longtemps, mais son impression est si forte, si indélébile, que je ne l’oublie pas : ces notes de truffe, de venaison légère, ce côté confiture d’églantine associé à des nuances poivrées et de bois de cade, ce volume sidérant, abyssal, dans lequel on craint d’être englouti, ce vin, mesdames et messieurs qui buvez mes paroles, est un quasar, un bloc d’éternité, un mélange idéal qui associe les Bessards, les Greffieux, le Méal et les Roucoules : le granit, les moraines et l’argilo-calcaire unis pour une même œuvre, la fusion refroidie et les glaciers en feu… Ce vin n’a qu’un nom et je vous le livre volontiers si vous m’accordez un gage qui soit à sa hauteur…
–   Qu’est-ce qui vous autorise à être si sûr de vous, M. Pratt, parieriez-vous une caisse de ce vin ?
–   Bien davantage, M. Shafield, bien davantage, si vous en êtes d’accord…

La suite, on la devine presque : cette surenchère, gage contre gage : les biens du connaisseur si, d’aventure, il venait à se tromper et, sur l’autre poids de la balance, la fille de M. Shafield ! Une vestale au regard céruléen, si limpide.

L’enjeu est énorme, la tension à son comble. Peut-on jouer à la vie avec le vin, prendre en otage son propre enfant ?

Tous retinrent leur respiration, faillirent s’asphyxier dans leur propre silence.
Tous souhaitaient en finir au plus vite avec ce suspens…

Et alors, me demanda mon interlocutrice, que se passa-t-il ?

C’était un jour d’avril un peu maussade avec des brumes légères accrochées aux roseaux bordant le petit étang face au château Lagrange. Nous venions de quitter la salle de dégustation, après avoir goûté tous les St-Julien 2007; je demeurai un instant frappé par l’alignement très nippon, un brin concentrationnaire des logements destinés aux vendangeurs. Jancis Robinson à qui je racontais cette histoire paraissait impatiente d’en connaître le dénouement.

Je lui décris la scène avec la plus grande précision possible. La réponse de Pratt annonçant, solennel, tel l'oracle de Delphes « un Hermitage La Chapelle 1961 », le visage défait de l’hôte, de sa fille, l’assistance médusée, admirative et épouvantée à la fois…

Comme si elle venait d’assister à un acte de sorcellerie en direct.

Et, au moment de prendre congé, tard dans la nuit, lorsque les dés paraissent définitivement jetés, cette phrase du butler tendant un objet à M. Pratt au sommet de sa gloire. Etaient-ce ses gants, son parapluie, ou le petit carnet noir dans lequel il consigne tous les vins qu’il a dégustés ? Je l’ignore…

– Monsieur a dû oublier ceci près du petit guéridon à l’entrée, à l’endroit où j’ai décanté la Chapelle 1961 avant de vous le servir…

Cette chute est bienvenue car elle stigmatise l’orgueilleux, sauve la jeune fille et, accessoirement, prouve que les connaisseurs sont de fieffés filous ou d’habiles stratèges.

Jorge-Luis Borgès

Je ne peux m’empêcher de la rapprocher de celle du sorcier ajourné de Jorge-Luis Borgès, le célèbre écrivain qu’il m’arrivait de croiser dans la rue, dans le quartier de la Jonction, et que j’admirais, en secret, car il ne me voyait pas.

Le regard absent, il survolait le monde comme si le monde n’était plus désormais que l’ombre portée d’un autre univers auquel il avait accédé depuis longtemps.

Avant de mourir, en 1986 à Genève, le grand Borgès se servit un verre d’un vin dont j’ai oublié le nom ; peut-être était-ce un de ces nectars poussé dans la montagne de Davalos, à une altitude improbable, un sang noir, minéral et épais, dont un seul verre vous ouvrait les portes d’un autre monde.

En mourant, Borgès aurait prononcé ces mots, brisant le sortilège :

– Je devrais donc manger seul les perdrix que j’ai commandées pour cette nuit…

Post scriptum Pour suivre ce fil rouge et pour continuer de penser que les ressemblances et les coïncidences nous rassurent et font partie de notre univers, lui donnant un semblant d'unité et de consistance :

Roald Dahl, Un fameux dégustateur et Le Maître d’hôtel
Jorge-Luis Borgès, Le sorcier ajourné dans Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité.

Auteur

Jacques Perrin

De mon passé de philosophe, j’ai hérité cette intuition que sapientia et saveur partagent la même origine. Des livres et des rencontres qui m’ont aidé à devenir ce que je suis, je garde tout : le sillage patient de la durée, l’inattendu et le meilleur. « Un rêve sans étoiles est un rêve oublié » Nos étoiles sont filantes et nos mémoires sont labiles. Du monde du vin et de la gastronomie, j’aimerais raconter les instants, les nuances subtiles et le bonheur dansant qui s’empare de nous quand nous rencontrons une forme de perfection. Il n’est pas nécessaire de publier un journal extime pour exister. Ce blog n’est pas un blog spécialisé pour wine geeks. Il est d’abord un lieu d’échanges, une série de passerelles, un réseau ouvert. Bienvenue sur les Mille Plateaux !

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