Cette dernière approche m’a valu le bonheur d’une rencontre passionnante avec un véritable écrivain. Il s’appelle François Emmanuel et son dernier livre, Regarde la vague (Seuil) est une œuvre forte et originale. Que j’aimerais partager avec vous. Comment définir tout d’abord un véritable écrivain ? Tentative risquée, forcément partiale… A mon sens, deux éléments permettent d’en juger, qui apparaissent indissociables : d’une part, un regard, une vision du monde, des rapports qui le régissent, des paysages qui le constituent, des intensités qu'il met en jeu ; d’autre part, un style, une capacité à traduire dans une langue neuve et singulière les forces qui nous traversent, les rêves qui nous habitent, le désenchantement qui nous guette, les faillles que chacun tente de colmater. Avec des mots ou du silence.
On trouve tout cela, et bien plus encore, chez François Emmanuel : dans Regarde la vague il compose en une sorte de danse baroque, parfois un peu désespérée, le tableau d’une famille, réunie à l’occasion du remariage du frère ainé. Divisé en quatre chapitres : la veille ; le jour ; la nuit ; le lendemain, le récit alterne avec un art consommé des «voix», en monologue intérieur, en discours indirect libre, en fragments de dialogue, les points de vue des cinq enfants Fougeroy. Il y a Marina, l’ainée, sa fille mutique Hyacinthe, celle à laquelle Marina ne sut jamais dire «écoute mon cœur, ma grande fille, viens contre mon cœur et écoute… » On entre dans les rêves aussi, que visitent certains protagonistes, qui les poursuivent. Et puis, il y a Grâce, revenue de son cancer, «Grâce qui ne se plaint jamais, qui se relève après être tombée», Grâce qui ne peut s'intéresser aux autres qu'en les lacérant ; Grâce flanquée de son Franz, brillant en société, qui lui répugne en amour comme «une habitude un peu sale, une vieille bête de compagnie» ; Grâce éblouie par son fantasme, ce désir inassouvi qu’elle a pour le docteur V, le beau Sergueï… Arrive ensuite la belle Alexia, « merveilleuse intelligence », qui travaille au HCR, Alexia la préférée, si seule pourtant, immensément seule : «Dans la famille, monsieur Epstein, il y a un trou nommé Pierrot, et papa pleure quand je suis toute petite, est-ce qu’on peut guérir de ça, avoir un papa qui pleure, qui arrache l’arbre au fond du jardin, qui marche en pleurant dans les étages ? »
Le prétexte de se retrouver, tous réunis, dans la lumière de la fête, c’est Olivier, le colérique, l’enfant éternellement pris en faute, avec sa «grande tête de braque ». Il épouse Lynn, une icône, un frisson glacé, «un peu de rêve pour les hommes.»
Le prétexte de se retrouver, tous réunis, dans la lumière de la fête, c’est Olivier, le colérique, l’enfant éternellement pris en faute, avec sa «grande tête de braque ». Il épouse Lynn, une icône, un frisson glacé, «un peu de rêve pour les hommes.»
François Emmanuel, un écrivain à découvrir…
Le dernier des enfants Fougery, c’est Jivan, l’enfant de Cochin, «abandonné de l’autre côté du monde, donné pour mort à l’orphelinat, accueilli dans cette famille blanche, prenant corps à ce paysage, grandissant dans cette lumière.» Jivan et son amour pour Noah, comme un embrasement total. Il y a cette distance qui sépare les êtres, autrefois si proches, cette distance à travers laquelle ils tentent de communiquer, de dire cette «bizarrerie de mots d’amour et derrière ces mots la terrible question de ce qui les liait encore, de ce qui resterait de ce qu’ils avaient vécu ensemble.»
D’autres présences également, énigmes rassurantes, tel Augustino le vieux professeur de piano, visionnaire… Milan, comme une part d’enfance préservée, Lili, la gouvernante. Ou une apparition, un oiseau de malheur, M. venue d’ailleurs, si proche pourtant avec ce lourd secret pour lequel elle s’est sacrifiée.
Et puis, inexorables, les absents, les absences plutôt, flottant au-dessus de la fête ; ils hantent les mémoires des vivants, infléchissent les trajectoires. Celle de la mère, Gabriella, si fine, si discrète. Celle de Pierrot, l’enfant noyé. Une béance. Celle de Georges Fougeray, le père-archéologue, disparu en mer, corps perdu, effacé, dont subsiste pourtant la voix, à travers des fragments de journal intime – comme une figure de l’écrivain où tous ces destins trouveraient et leur origine et leur résolution : «Nous naissons et nous mourrons sur le bord du vide mais nous oublions cette proximité.»
Pour tous ces personnages (et non « ses » personnages), François Emmanuel éprouve davantage qu’une sympathie, mieux qu’une tendresse, une forme rare d’empathie et de distance chez un écrivain ; il les habite autant qu’il est hanté par eux, donnant à chacun d’eux sa propre voix, sa vérité, une épaisseur, une densité. Assez rare pour qu’on salue ici une telle réussite. A la ville, François Emmanuel est psychanalyste ; il travaille à Bruxelles, au club Antonin Artaud et cela se devine. Une telle capacité d’introspection ne surgit pas de nulle part. Sans les tics et les délires interprétatifs que l’on attribue d’ordinaire à ces gens-là. Mais surtout, François Emmanuel est un écrivain vrai, quelqu’un qui ne triche pas, qui écrit parce que c’est le seul moyen de libérer la part aveugle, de tenir à distance sa propre souffrance, de proclamer la colère comme une grande santé : «j’aime ta colère, c’est une colère face au vide, je lui dis on n’enseigne plus le vide dans le monde, ce monde est devenu plein, trop plein… »
Pour tous ces personnages (et non « ses » personnages), François Emmanuel éprouve davantage qu’une sympathie, mieux qu’une tendresse, une forme rare d’empathie et de distance chez un écrivain ; il les habite autant qu’il est hanté par eux, donnant à chacun d’eux sa propre voix, sa vérité, une épaisseur, une densité. Assez rare pour qu’on salue ici une telle réussite. A la ville, François Emmanuel est psychanalyste ; il travaille à Bruxelles, au club Antonin Artaud et cela se devine. Une telle capacité d’introspection ne surgit pas de nulle part. Sans les tics et les délires interprétatifs que l’on attribue d’ordinaire à ces gens-là. Mais surtout, François Emmanuel est un écrivain vrai, quelqu’un qui ne triche pas, qui écrit parce que c’est le seul moyen de libérer la part aveugle, de tenir à distance sa propre souffrance, de proclamer la colère comme une grande santé : «j’aime ta colère, c’est une colère face au vide, je lui dis on n’enseigne plus le vide dans le monde, ce monde est devenu plein, trop plein… »
Un écrivain véritable, bouleversant, que je vous encourage à lire. Et si le monde est juste, Regarde la vague devrait avoir un prix, sortir des limbes qui sont les siennes. C’est tellement plus fort, plus intéressant, ça nous concerne tellement plus directement que le convenu L’aube, le soir ou la nuit de Yasmina Réza, tiré d’emblée à 100 000 exemplaires, et consacré à qui vous savez… On peut hélas en douter. Il suffit de voir les étals de certaines «librairies » en ce moment. Par exemple, chez Payot à Genève. Que trouve-t-on à l’entrée entre deux Amélie Nothomb comme égarées là au milieu ? Des piles, que dis-je des montagnes, de Yasmina Réza à l’entrée et, juste au moment de passer à la caisse, encore une piqure de rappel… Vous avez dit «chronique d’un succès annoncé ?"
6 Comments
Quelle exigence, notre bon Maître ! C’est comme demander au peuple de préférer le Jeanne d’Arc de Bresson au dernier Bruce Willis ! A lire ces commentaires, on cherche immédiatement le vin en cave qui va pouvoir rééquilibrer, dans une humeur positive, toute la tristesse, toute les turpitudes, toutes les angoisses que va susciter en nous, plus ou moins fortement, la lecture de cet ouvrage (je n’ose dire "roman") qui certes, n’est probablement pas un pensum, mais demande très probablement une certaine capacité à supporter le gris bariolé ça et là, de quelques fulgurances arc en ciel.
Et laisson de côté le reportage de Madame Réza qui aurait dû faire les bonne feuilles d’Ici Paris ou Voici.
Il ne devrait y avoir qu’une seule règle, un seul critère en littérature :"comment s’attarder à des livres auxquels, visiblement, l’auteur n’a pas été contraint" (Bataille)
est ce que vous conseillez de prendre une louche du dernier Woody Allen avant d’attaquer votre chef d’oeuvre aux présuicidaires?.
Une louche ou deux. Mais pas plus car ça pourrait finir comme chez les Tontons :"Ce n’est pas que j’aie vraiment peur de mourir, mais je préfère ne pas être là quand ça arrivera." (W. Allen)
La nuit dernière, j’ai brûlé toutes mes pièces et tous mes poèmes. Ironie du sort, alors que je brûlais mon chef-d’œuvre, Le pingouin noir, tout l’appartement prit feu, et je suis maintenant traîné en justice par mes voisins. Kierkegaard avait raison.
W ALLEN
La nuit dernière, j’ai brûlé toutes mes pièces et tous mes poèmes. Ironie du sort, alors que je brûlais mon chef-d’œuvre, Le pingouin noir, tout l’appartement prit feu, et je suis maintenant traîné en justice par mes voisins. Kierkegaard avait raison.
W ALLEN