Après quelques minutes de ce voyage infernal – en fait le train ne descend pas, il remonte légèrement l'interminable tunnel
– vous voici face à une estrade hâtivement dressée. Jaillis des entrailles de la terre, deux conférenciers prennent la parole simultanément, vous emmènent ailleurs. Au cœur de ce que, fortuitement, l'un d'entre eux nommera tout à l’heure «la montagne salée». Direction les villes étrangères, les obscures cités où, déjà, ils ont donné rendez-vous à quelques figures, dont on ne sait si elles ont croisé un jour l'histoire de nos enquêteurs, ou si, au contraire, elles font partie d’une tentative de déstabilisation de l’ordre établi. Je pense notamment à ce personnage connu sous le sobriquet de « l’archisec », amateur de courbes élégantes, de raffinements sensuels, des devenirs-papillons, du claquement sec du fouet dans la ligne (d'où peut-être ce surnom ?), un homme élégant, mondain, à qui tout réussit – que l’on croirait amateur de soupers fins au champagne, de parures et de frivolités. Mais celui-ci est hanté. Par une œuvre à réaliser, des rêves à incarner ! Qui, tous, passent tous par une table à dessin. En fait, très vite, nous comprendrons que sous ces traits un peu contradictoires se cache le grand architecte Victor Horta…
Palier et cage d'escalier de l'hôtel Tassel à Bruxelles par Victor Horta
En compagnie de ces inspecteurs sigisbées, nous suivons sa trace, visitons quelques-uns de ses rêves. Du moins ce qu’il en reste. Tel le souvenir de la Maison du Peuple (1895-1901), déconstruite par les représentants du peuple, vendue à l’encan en 1983 pour deux francs le kg… Et voilà que l’on reparle de la fameuse bruxellisation, à savoir la destruction quasi systématique du patrimoine architectural d’une ville par une horde de spéculateurs adoubée par des politiciens angéliques.
Heureusement, subsiste encore Maison Autrique vers laquelle nous entraînent nos deux conférenciers.
Heureusement, subsiste encore Maison Autrique vers laquelle nous entraînent nos deux conférenciers.
A partir de là tout va basculer. C’est la "théorie du grain de sable". Subtil dérèglement. Invisible de prime abord. Comme si des pans entiers de réalité s’étaient mis en mouvement, il y a très longtemps. Comme si l’espace du rêve, tel un jardin laissé en friche, s’était mis à envahir, les allées bien ordonnées des conventions. Qu’est-ce qu’une ville ? Qu’est-ce qu’une maison ? Qu’est-ce qu’habiter ? Qu’est-ce que le temps ? Une forme moins élaborée du chaos ? Qu’est-ce qu’une forme ? Un rêve qui assume son imperfection ?
Toutes ces questions sont au cœur de l’enquête que mènent, déguisés en auteurs de BD, les deux conférenciers, François Schuiten et Benoît Peeters, venus présenter leur dernier opus La théorie du grain de sable. Ici. C’est-à-dire nulle part. Ou tout aussi bien dans les entrailles des Mines de Sel. Du côté de Bex. Un soir de septembre…
Benoît Peeters (à gauche) et François Schuiten
Je connais Schuiten et Peeters depuis plus de vingt ans. La rencontre a eu lieu dans une ville qui s’appelait Bruxelles. Benoît avait suivi le séminaire de Roland Barthes à Paris ; je m’apprêtais à rejoindre Deleuze et Foucault pour des études de troisième cycle. Benoît avait une longueur d’avance sur moi : il connaissait la cuisine et, à mes yeux, un tel titre de gloire valait toutes les palmes académiques. Je suis devenu son élève zélé. Je voulais tout savoir : de la révolution de la cuisine des Guérard, des Troisgros, des Chapel, de l'art de faire un fond de viande ou de monter une sauce au beurre. Des jours et des nuits, nous les avons passés à cuisiner. Je me souviens avoir recopié dans un petit carnet, précieusement conservé, quasi l’intégralité d’un livre des frères Troisgros. Ainsi la recette de la pièce de bœuf au vin de Fleurie et à la moelle, gratin forézien, ce morceau de terroir, si présent, si impalpable pourtant, aérien comme un songe qui surviendra plus tard. Entre le Filet de loup au caviar de Pic et le fabuleux Gâteau Marjolaine de l'intraitable Fernand Point, nous courrions au magasin Rob acheter du château Grillet (cette collusion, ça ne s’invente pas !) pour accompagner L’oreille de veau farcie comme en bugey persil et fanes de céleris frits du regretté Chapel !
Du destin joueur et de l'ordonnance secrète des choses, je ne sais qui avait rêvé pour moi un tel glissement, passer de la sémiologie à la façon de décortiquer un tourteau…
6 Comments
Il a donné quoi ce Grillet ?
Laurent, il a fini dans la sauce et la sauce a été décrite dans Les Gommes du non moins célèbre Robbe-Grillet. Mais comme ce sont des gommes, plus de trace… Disque dur réinitialisé. L"oeuvre" de Robbe-Grillet connaîtra le même sort sans doute. Dommage : tant de lignes pour rien…
Jacques,
Vous versez un grand vin dans une sauce ?
Querelles de Chapel ! 🙂
Sans trahir de secret, j’ai vu un ami, grand critique de vins, verser une mini rasade de La Tâche 1980 pour déglacer un fond de cuisson. Voyant mon air interloqué, ce dernier s’est contenté de dire :eh bien quoi, pour une vraie sauce, il faut ce qu’il faut… J’ajoute qu’il s’agissait d’accompagner une andouillette. Si c’est pas le luxe, ça…
Je crois me souvenir qu’Antoine Westermann de l’Orangerie à Strasbourg avait raconté une anecdote où son père l’avait été scandalisé qu’il utilise un vin médiocre pour la sauce (d’un grand plat par contre). Il fallait le meilleur dans la sauce, et le même ensuite dans le verre. Chambertin ??
laurent
Je vois bien cela avec ce vin :
Château Grillet « Cuvée Renaissance » 1969, que nous avons jugé défectueux.
En pleine forme, c’est un flacon à 19/20, comme les 1985 ou 2003 bus il y a peu.
"… de nouveau nous exprimons une impression de complexité contenue, d’épanouissement encore en devenir", avait écrit Philippe que je salue même s’il n’intervient pas ici.