Un texte de Jacky Rigaux qui a participé à la Champagne Week et à la journée organisée autour des Champagnes de lieu par l’association Trait d’Union
Depuis quelques années, une vingtaine d’associations de vignerons champenois participent à la « Champagne Week », semaine d’avril qui voit ainsi affluer du monde entier, prescripteurs en Champagne, journalistes, sommeliers, restaurateurs, grands amateurs et blogueurs… Ces salons se tiennent dans des lieux emblématiques comme le Palais du Tau à Reims qui accueillait l’association « Terres et Vins de Champagne » ou Les Crayères, emblématique demeure classée « Relais et Châteaux » qui recevait « Les Artisans de Champagne ». L’association « Trait d’Union », quant à elle, avait élu domicile dans les caves du Domaine Jacquesson, à Dizy, pour une journée associant conférences inaugurales et ateliers de dégustations géo-sensorielles, aux côtés des six domaines que rassemble l’association, tout au long de la journée du 18 avril 2016.
Vins fins et vins communs
Il est bon de rappeler que la Champagne, au XIXème siècle, a sauvé sa production de vins fins grâce à l’effervescence, la « prise de mousse », maîtrisée par des marques puissantes, disposant de grands moyens humains et financiers, comme le Bordelais a sauvé les siens par le classement de ses plus prestigieux Châteaux en 1855 et la Bourgogne, à la même époque, avec le classement de ses « climats » sous l’impulsion de Jules Lavalle et du Comité de Viticulture de Beaune, les plus remarquables en Cuvées hors ligne, 1ères cuvées, 2èmes cuvées… En effet, dans la foulée de la Révolution Française, les vins fins, réputés être ceux des aristocrates et des élites religieuses, régressèrent considérablement dans tout l’hexagone, au profit de la généralisation des « vins communs » et des vins industriels… La loi sur les Appellations d’Origine Contrôlée, en 1936, permit de faire retour aux vins fins après la période dramatique du phylloxéra et les fraudes qui suivirent. Le Bordelais choisit le Château comme organisateur de la qualité, la Bourgogne la hiérarchie de ses « climats » et la Champagne l’effervescence et la marque pour la promouvoir… L’arrivée de la viticulture chimique et de l’œnologie correctrice, dans la foulée de la deuxième guerre mondiale, mit à mal cette exigence de qualité et entraîna une période d’avilissement de la notion de terroir. Partout en France et dans le monde, les vins devenaient de plus en plus insipides et devaient être « arrangés » par de multiples corrections œnologiques…
Le réveil des terroirs
Heureusement, dans les années 1980, un mouvement de « réveil des terroirs » s’engagea dans tous les vignobles historiques, sous la houlette de vignerons devenus emblématiques, comme Henri Jayer et ses disciples, Denis Mortet ou Dominique Lafon, en Bourgogne, Didier Dagueneau ou Naddy Foucault en Loire, Pascal Delbeck, Jean-Michel Comme ou Stéphane Derenoncourt en Bordelais, Léonard Humbrecht et Jean-Michel Deiss en Alsace… En Champagne, c’est Anselme Selosse, Pascal Agrapart et quelques autres qui lancèrent ce mouvement de « réveil des terroirs », c’est-à-dire un retour à l’intérêt pour le lieu et au respect de ses équilibres naturels.
Avec ce retour au terroir, les vignerons renouent avec les bonnes pratiques, plantent à nouveau des vignes issues de sélections massales, limitent les rendements, récoltent des raisins à maturité physiologique optimale, des raisins dont les pépins ont pu mûrir harmonieusement…, alors l’expression d’un terroir se manifeste, se révèle dans sa singulière identité.
Devenu terre d’assemblage sous l’impulsion des puissantes marques qui achetaient les raisins aux vignerons, le vignoble champenois, jadis organisé comme la Bourgogne en lieux-dits, est redevenu une appellation où les vignerons recherchent l’expression de l’identité du lieu, retrouvant l’esthétique du « goût de lieu » initiée par les moines bénédictins dès le haut Moyen-Âge… Que les vins de ces lieux soient ensuite assemblés, ou qu’ils jouent leur partition en solo, ce sont bien les terroirs qui parlent à nouveau ! Les différents cépages sont ainsi considérés comme les traducteurs des terroirs, et non comme de simples producteurs de vins de base ! Assemblés, les vins de lieux expriment ce que jadis on nommait « cuvée de finage » ou cuvée ronde, isolés ils traduisent au plus près un « haut lieu » que le vigneron souhaite exalter !
L’exceptionnelle diversité des terroirs de Champagne
L’exceptionnelle diversité d’expression des terroirs peut alors à nouveau enchanter les palais les plus exigeants, de la Montagne de Reims à la Côte des Bar, en passant par la Vallée de la Marne et la Côte des Blancs, sans oublier le Massif de Saint-Thierry et la Vallée de l’Ardre, avec bien évidemment une infinité de goûts au sein de chaque vignoble selon les expositions, les altitudes, la diversité des substratums… Ici la craie domine, là l’argile, là encore les sables. Marnes, calcaires et argiles se déclinent en proportions variables. Méso et micro-climats multiplient les nuances. Différents cépages sont appelés pour traduire l’infinie complexité des lieux, ceux devenus « modestes » retrouvent leurs marques ! Des densités de plantations différentes retrouvent le chemin de la meilleure expression du lieu… Bref, le retour à l’observation et à la compréhension d’une Nature à la diversité enchanteresse, guide l’esprit et la main du vigneron ! Et l’intérêt pour le lieu guide à nouveau le palais des amateurs désireux de renouer avec des vins sapides et exhalant la minéralité de leurs lieux de naissance !
Deux conférences inaugurales pour commencer
Comment comprendre et retrouver cet intérêt pour l’identité du lieu et apprécier son expression dans le verre, telle fut, cette année, l’ambition des vignerons de Trait d’Union ? Avant de commencer la dégustation des vins des six vignerons membres de l’association, les invités furent conviés à écouter deux conférences sous un chapiteau distinct du lieu des futures dégustations. Un même scénario fut reconduit pour les invités de l’après-midi ! Il nous appartenait de lancer la journée en présentant la dégustation géo-sensorielle qui associe la connaissance du lieu à l’art d’en déguster le vin qui en naît. Cette dégustation, maîtrisée par les gourmets d’antan chargés de s’assurer, dans tous les vignobles de vins fins, du 12ème siècle à la Révolution Française qui abolit les corporations, de l’origine des vins dont ils contrôlaient la vente, fut abandonnée et remplacée par l’analyse sensorielle qui se préoccupe essentiellement des qualités intrinsèques du vin et de sa dimension organique.
La dégustation géo-sensorielle
Réhabiliter la dégustation des gourmets, rebaptisée dégustation géo-sensorielle, relève d’un mouvement culturel de fond, parallèle au « réveil des terroirs », pour renouer avec le goût de lieu ! Les participants étaient ainsi invités à abandonner le primat du nez qui privilégie la dimension organique du vin, qui s’exprime par les odeurs, pour se recentrer sur le toucher de bouche, grâce aux retrouvailles des descripteurs des gourmets : consistance, souplesse (flexibilité de la consistance), viscosité, vivacité, texture, longueur… et persistance aromatique. On ne se prive pas des arômes, car c’est bien sûr impossible, et qu’ils ont leur importance, mais on ne s’y intéresse qu’en dernier, par la rétro-olfaction. Chaque lieu, quand on en touche le sol, s’exprime par des textures différentes, argiles ou craie dominante, marnes ou calcaire, pierrosité ou sables… Les textures des vins s’exprimeront également avec des sensations tactiles différentes !
En bouche, chaque lieu génèrera une texture originale, différente du lieu voisin ! Pour la dégustation géo-sensorielle, le toucher de bouche est ainsi beaucoup plus important que les sensations, devenues classiques en analyse sensorielle, de sucrosité (alcool), d’acidité et d’astringence (tannins). En se centrant sur le toucher de bouche, et sur la dimension minérale du vin génératrice de sapidité, le dégustateur passe du cri plus ou moins exubérant du cépage au murmure du terroir ! En conséquence, les participants étaient invités à « mirer » le vin (apprécier sa robe) et à le mettre en bouche, sans passer par l’examen olfactif, lors de leur passage en atelier géo-sensoriel !
Les dimensions organiques et minérales des vins
David Lefebvre enchaînait en présentant les bases scientifiques qui permettent de distinguer la dimension organique du vin de sa dimension minérale. Exprimant d’abord sa dimension organique, rehaussée éventuellement par les ajouts biochimiques de l’œnologie interventionniste, le vin révèle ensuite sa dimension minérale, à condition bien sûr de conduire sa vigne sans engrais chimiques, pesticides, herbicides ou autres fongicides… qui empêchent les racines de s’enfoncer dans le sols pour y absorber, grâce aux microbes alentours, les minéraux naturels ! Il poursuivait en rappelant que nos sens chimiques, l’odorat et le goût, sont singuliers, intiment liés à notre physiologie, ce qui fait que personne ne ressent exactement les mêmes choses. En revanche, nos sens physiques, l’ouïe, la vue et le toucher, font davantage consensus ! Sapidité et minéralité ne s’expriment pas par des arômes mais par le toucher de bouche qu’elles génèrent…
Les sciences cognitives et la dégustation géo-sensorielle
Les découvertes les plus récentes en neurophysiologie accréditent la thèse selon laquelle l’activité de dégustation ne mobilise pas seulement les aires cérébrales impliquées dans le traitement d’informations des perceptions gustatives et olfactives, mais qu’elle mobilise également les perceptions sensorielles de la vue, l’ouïe et le toucher. Ainsi, outre les dimensions sensorielles gustatives et olfactives, la dégustation convoque également des dimensions affectives et cognitives. Bernard Gibello, spécialiste en neuro-psychologie, l’exprime parfaitement : « Les représentations mentales sont des formes visuelles, auditives, tactiles, olfactives, tonico-motrices, émotionnelles, etc., qui constituent les objets de notre pensée, avec les liens qui les unissent ». L’activité imaginative s’appuie ainsi sur un ensemble d’images issues de perceptions gustatives antérieures, les souvenirs d’anciennes dégustations et sur un champ lexical préliminaire. En se recentrant sur le toucher de bouche, et sur le champ lexical nouveau qu’il génère, le dégustateur géo-sensoriel pourra apprécier l’originalité de chaque type de terroir, en apprenant à les distinguer pour ensuite les reconnaître…
L’atelier de dégustation géo-sensorielle
Après avoir écouté les deux conférenciers, les invités de Trait d’Union pouvaient traverser la rue et passer à la pratique à travers trois exercices, celui de la dégustation de trois vins différents par exposant, la dégustation du vin de base de chacun des six exposants, rassemblés dans un stand particulier et l’atelier de dégustation géo-sensorielle. Ils étaient accueillis dans ce dernier par petits groupes de 5 à 6 personnes. Quatre vins étaient proposés, un vin issu d’un terroir à dominante argileuse, un vin issu d’un terroir à dominante sableuse, un vin issu d’un terroir à dominante crayeuse jeune (2015) et le même élevé 12 ans afin de mettre en évidence l’usure de l’organique pour que s’exprime avec évidence la minéralité.
Les vins étaient dégustés avec le verre « géosensoriel » créé par Jean-Pierre Lagneau et Laurent Vialette, après une quinzaine d’années de recherches en analyse psycho-sensorielle et en bioénergétique, impulsées par Henri Jayer qui souhaitait un verre privilégiant, comme le tastevin d’antan, le toucher de bouche. Ce verre fonctionne aussi bien avec les vins tranquilles qu’avec les vins effervescents. Par ailleurs, l’effervescence ne masque pas la minéralité originale de chaque terroir, elle a plutôt vocation d’en être un exhausteur ! Ces verres activant le toucher de bouche, les participants pouvaient développer tout le champ lexical généré par les sensations tactiles, l’étirement exacerbé par les terroirs calcaires, le toucher évoquant le talc de la craie sèche, la sensation plus grasse, plus épaisse, quand elle est humide, l’impression de consistance sphérique liée à la dominante argileuse, la sensation de flexibilité plus ou moins évidente selon la nature géo-pédologique des lieux, l’impression de fluidité, ou poudreuse, issue des terroirs les plus sableux, le chaud, le froid, le grain, la verticalité, la spirale ascendante, la longueur…
Résolument à vocation pédagogique, l’atelier donnait l’occasion à chaque participant de ressentir comment des vins issus de raisins cueillis à maturité physiologique sont l’expression d’un terrain singulier : terroir à dominante argileuse, terroir à dominante sableuse, terroir à dominante crayeuse. Pour ce dernier, l’un était issu d’un millésime récent, 2015, l’autre était issu d’un élevage de douze ans, l’occasion de ressentir l’usure de l’organique pour que la trame minérale se révèle plus intensément, avec plus d’évidence et de transparence…
Les vins des six exposants
• Le domaine Larmandier-Bernier, représenté par Sophie et Pierre Larmandier, avait privilégié leur lieu-dit « Vigne du Levant » en trois millésimes : 2009, 1999 et 1989. Cette dégustation illustrait parfaitement ce qui était démontré dans l’atelier de dégustation géo-sensorielle : l’usure de l’organique pour que la minéralité se libère avec une pureté d’expression d’une rare élégance.
• Le domaine Jacques Selosse, animé par Anselme et Guillaume Selosse, avait choisi « Les Carelles » et « Initial », ainsi que « Millésimé 2009 » : un lieu exalté à l’identité singulière affirmée, un vin issu d’un assemblage de deux parcelles qui unissent leurs forces pour exprimer le vin du finage d’Avize, finage fier de son originalité, et la valorisation d’un millésime 2009, à l’équilibre royal, issu de deux parcelles sises sur Avize. Tous les descripteurs du gourmet étaient au beau fixe, la texture est parfaitement dessinée !
• Le domaine Jacquesson, avec Jean-Hervé et Laurent Chiqué, mit en avant un haut lieu de la propriété, « Aÿ Vauzelle Terme » en trois millésimes : 2009, 2004 et 2002. Issu d’un terroir calcaire, pentu, orienté au sud, le vin qui en naît dispose d’une remarquable consistance dont l’élégance s’affirme avec l’avancée en âge, gagnant en flexibilité et en persistance aromatique.
• Le domaine Egly-Ouriet, représenté par Annick et Francis Egly, offrait en dégustation « Brut Tradition », « Blanc de Noirs Vieilles Vignes », « Millésimé 2006 » et « Millésimé 2009 ». Une palette à multiples facettes, avec des vins ciselés d’une grande générosité parfaitement maîtrisée, générant une exquise salivation et une grande persistance aromatique.
• Le domaine Roger Coulon, animé par Isabelle et Eric Coulon, proposait « La Réserve de l’Hommée », qui évoque l’ouvrée, où la délicate texture se déploie longuement, « Esprit de Vrigny » qui conjugue la fidèle traduction du terroir argileux avec le pinot, celle du terroir sableux avec le pinot meunier et celle du terroir à dominante crayeuse avec le chardonnay. L’art d’exprimer une forte empreinte « terroir », en suggérant plus qu’en imposant les notes du lieu ! On pouvait également apprécier l’émouvante version 2009 d’une vigne plantée en pinot meunier.
• La Closerie, d’Agnès et Jérôme Prévost, petite propriété de deux hectares dans le registre de l’excellence, offrait « Les Béguines » 2009 et 2012, à la consistance de grande souplesse, sublimée par une belle vivacité, particulièrement élégante dans la version 2012. « Fac Similé » 2013, avec sa noble austérité de jeunesse, laisse espérer un vin qui déploiera avec le temps une radieuse minéralité !
Trait d’Union pour les Champagnes de lieux
Les 300 participants qui purent vivre cette expérience originale comprirent l’intérêt d’une dégustation inspirée par le désir d’entendre le murmure du terroir plutôt que d’apprécier la seule dimension organique criante des vins, et s’engagèrent sans résistance dans l’expression de leurs représentations mentales sollicitées par le toucher de bouche. Tous remercièrent les vignerons de Trait d’Union de leur avoir donné l’occasion de vivre une telle expérience : renouer avec l’esthétique du goût de lieu !
Une telle initiative offre également l’occasion de s’interroger sur les deux visions qui peuvent coexister, vraisemblablement sans heurts, mais en tension dynamique, visions qu’Anselme Selosse résume avec bienveillance : « En Champagne, coexistent deux écoles, (deux visions ?), celle, anglo-saxonne, qui cherche à gommer la singularité et l’ « étrange » de la production d’un lieu par l’assemblage de façon à créer « un standard maison », et l’autre école, de culture plus chrétienne catholique, qui prêche pour faire apprécier le nom commun, le non-standard, le non-ordinaire… »
Comment
Merci pour cet article très intéressant, j’ai appris beaucoup de choses sur les différentes visions que l’on peut avoir des vins effervescents de la Champagne !