Tous les lecteurs de Bonatti se souviennent de ce passage terrifiant : à un moment donné, Bonatti se retrouve bloqué, au-dessous d’une zone de surplombs infranchissables. Impossible de battre en retraite. Quelques écailles (je cite de mémoire) se tendent au-dessus de lui, tels des doigts. Avec sa corde, il forme une série de nœuds terminés par une boucle en forme de lasso. C’est sa seule chance de survie. Le désespoir s’abrite parfois derrière la foi : Bonatti lance à plusieurs reprises la corde. Celle-ci finit par s’accrocher. Walter Bonatti tire dessus avec précaution, elle semble tenir. Il l’éprouve avec davantage de conviction. Elle tient toujours. Jouant son va-tout, il s’y accroche. Ce filin est devenu celui de sa destinée. C’est une ordalie. Il s’agrippe à la corde et la remonte au prussik, suspendu au-dessus d’un abîme de 600 mètres. A cet endroit précis, dira ensuite le grand Bonatti, « J’ai franchi la barrière qui me séparait de mon âme ».
Walter Bonatti.
J’y pensais cet après-midi, au retour d’une splendide randonnée à peau de phoques dans le vallon de Bérard au-dessus de Vallorcine. Au retour, les Drus (car ils sont deux, le Grand, 3754 m et le Petit, 3733) se détachaient sur un azur flamboyant, balafrés (zones grises) par trois éboulements dont le dernier date de 2005 qui a emporté un certain nombre de voies, la Directissime Américaine, la Directissime Française, la Thomas Gross, Absolu et une partie du Pilier Bonatti.
Tous les grands de l'alpinisme sont venus s’y frotter et se coltiner des expériences-limites sur la plus patagonienne des cimes alentours.
Quelques itinéraires parmi les plus significatifs :
La voie Pierre Allain en face nord classique avec la célèbre fissure Martinetti (1945), ouverte en 1935 par P. Allain et R. Leininger. Cet itinéraire avait déjà été tenté en 1904 par la cordée composée par Ryan et le Franz Lochmatter, un des plus grands guides de tous les temps.
La face ouest classique ouverte en deux fois, en 1952, par Lulu Berardini, A Dagory, M. Lainé et G. Magnone. C’est le premier grand itinéraire d’envergure dans la face ouest.
La Directe américaine ouverte en 1962 par la comète lente Gary Hemmings et Royal Robbins. C’est aujourd’hui devenu une grande classique, quand les chutes de pierre ne s’en mêlent pas.
Le 30 juin 1982, Christophe Profit réalise la première solo (sans aucun assurage) de cette voie dont le fameux dièdre de 90 m flirte avec le 6 c tout de même…
Un exploit largement médiatisé à l’époque. Quelques années plus tard, Alain Ghersen mettra la barre encore plus haut, enchaînant, en solo, en 66 heures, la Directe américaine, la Walker en face nord des Grandes Jorasses et l’intégrale de Peuterey. Qui dit mieux ?
La Directissime Américaine ouverte en 1965 par J. Harlin et Royal Robbins.
Moins médiatisée que l’exploit précédent, la libération de cette voie, en juillet 1983 fut l’œuvre de Thierry Renault accompagné par Pascal Etienne, Christophe Profit et Eric Escoffier. Un bon 7a + pour les passages les plus difficiles.
Le Couloir Nord des Drus ouvert en 1974 par Cecchinel et Jagger qui passent le réveillon dans un toboggan inhospitalier et ouvrent une ère nouvelle qui sera marquée par l’avènement du piolet-traction !
Catherine Destivelle lors de l'ouverture de sa voie en face ouest des Drus. Même si ce n'est pas le plus esthétique des itinéraires de la face, avouez qu'il en faut du cran pour passer onze jours, seule, sur cette planète verticale.
La voie Thomas Gross, ouverte en plusieurs épisodes en 1975 par ledit Thomas Gross qui, au total, passera près de deux mois dans la paroi. Il y avait même emporté une guitare dont il jouait, le soir, au bivouac. Le géant tchèque disparaîtra mystérieusement, quelques années après, du côté de Goa.
En 1994, Hugues Beauzille, météorite rasta, répètera la voie Thomas Gross, en 11 jours en plein hiver.
11 jours, c’est également le nombre qu’il faudra à Catherine Destivelle pour tracer une nouvelle voie qui, sur le haut, croise en partie le pilier Bonatti. L’année précédente, Catherine avait tenté en solo le fameur pilier. En un peu plus de 4 heures, la messe était dite. La ligne Destivelle aux Drus ne restera toutefois pas comme l’une des lignes majeures de la face ouest. SDF, la voie de Marc Batard aux Drus mérite aussi d'être citée ici comme précurseur de ce voyage vertical.
Enfin, last but not least, en février 2001, litlle big man, Jean-Christophe Lafaille se lance en solitaire dans la face ouest des Drus pour tenter d’y tracer un nouvel itinéraire. Neuf jours plus tard, il termine son périple en solitaire après avoir franchi des difficultés qui, en escalade artificielle, représentent la limite de ce qu’il est actuellement possible de faire en ce domaine.
13 Comments
Merci de nous rappeler toutes les tentatives et réussites de ces fondus qui ne fonctionnent pas tout à fait comme nous.
S’il fallait hiérarchiser ces noms, ne doit-on pas mettre en tête ceux qui, comme Profit, attaquent sans assurance, se fiant totalement à leur force, à leur instinct, à leur volonté ?
Après tout, quand on a tout le matos moderne, du temps et des vivres, je ne dis pas qu’on peut se la faire cool, mais ce doit être dans un esprit bien différent.
Maintenant, même s’il n’a jamais laissé son nom dans des voies du style 7a+, je garderai une place à part pour Rebuffat. Il aimait les alpes là où d’autres semblent préférer des défis.
Avec son style vieille France, François est toujours proche des fondamentaux
ABM :
J’ai souvent cru qu’à la maternité – juste après guerre – il y a eu peut-être quelques échanges malencontreux.
Va savoir Charles !
🙂
Pourquoi toujours vouloir hiérarchiser ? Mais, soit, hiérarchisons, pourquoi pas… Après tout, ceux qui accomplissent ce genre d’exploit sont malgré eux les thuriféraires de cette surenchère. Alors, peut-être, faut-il citer au premier rang d’entre tous Alain Ghersen qui a vraiment poussé le bouchon très loin. Alain Ghersen est guide à Chamonix. Grimpeur très complet (bloc, falaise, grands itinéraires), il a outre l’exploit cité ci-dessus réalisé la première hivernale solo du Pilier Bonatti, du Nant-Blanc et de Divine Providence au Grand Pilier d’Angle (qu’il avait "libérée" quelques années plus tôt en compagnie de Thierry Renault).
Pour la petite histoire, Alain Ghersen se partage aujourd’hui entre son métier de guide et ses études de philosophie qu’il mène à Grenoble, sauf erreur. Voir ici l’interview d’un alpiniste extraordinairement doué et très intègre par rapport au jeu médiatique dont, à un moment ou à un autre, tout grimpeur de haut niveau se retrouve prisonnier.
http://www.tvmountain.com/index….
Grand Jacques :
Laisse nous croire qu’il y en a encore qui restent anonymes, qi ne veulent pas être médiatisés et donc évitent les médias avides d’héros du jour.
Alain Ghersen doit en faire partie car je n’ai jamais rien vu ou lu à son sujet si ce n’est ici. Comme quoi…
Et la liste de tous ceux qui ont "fait" les 8000 ? Finalelent, et c’est heureux, ils sont nombreux à être heureux dans leur monde, sans besoin de paraître en première page. Cela reste donc un beau, un très beau monde, non ?
Grand Jacques :
"Le besoin de hiérarchiser" : faudra un de ces jours que tu nous pondes un billet sur ce sujet, car cela semble une base inamovible de notre système social, non ?
Regarde le monde du vin, le monde de la gastro, le monde même des livres : bien qu’en acceptant les différences à toujours prendre en compte et les mélanges/associations impossibles, in fine, la plupart du temps, tout se termine par des comparaisons … hiérarchisées.
A tous : visualisez le petit film indiqué par le Grand Jacques: quelle leçon ! Un très grand Monsieur que ce costaud Alain Ghersen !
François, tu as raison, j’écrirai un jour un post sur cette manie de la hiérarchisation. Si c’est une maladie, elle n’est ni honteuse, ni naturelle. Toutes les sociétés humaines ne vivent pas selon ce modèle. Lequel, par ailleurs, ressortit davantage du champ d’action de Mars que de Vénus.
Quant au sacré bonhomme en rouge et jaune qui, dans la video ci-desssus, est aux prises avec le grand dièdre de 90 m, c’est bien Christophe Profit et non Alain Ghersen. Bon dimanche à toi mon président. Pour le déjeuner : Poulet basquaise ou Selle de veau Orloff ?
La liste de ceux des quatorze 8000. Le défi était peut-être intéressant au début. Maintenant quel intérêt ? Certes demeure encore le défi féminin des quatorze 8000. Quant à croire que ceux et celles qui le font sont des idéalistes des cimes, cela relève de l’angélisme ! La course aux 8000, c’est surtout la course aux sponsors et aux arrangements, petits et grands. J’aimerais bien rêver avec ça mais je crois que le rêve est passé ailleurs. Car il existe toujours. En Alaska, en Patagonie, dans plein de lieux "improbables".
Tout ça pour dire que le buzz médiatique, ceux dont on parle, n’est souvent que l’écume légère de ce qui constitue la véritable actualité du présent. il faut, à l’exemple de Nietzsche, valoriser les considérations inactuelles.
Cette course aux 8000 a emporté Jean Christophe.
A mon sens, sans vouloir hiérarchiser, la plus belle ligne aux Drus, c’est la sienne.
Grand Jacques :
je parlais de cette vidéo dans un de tes commentaires :
http://www.tvmountain.com/index….
Ce film de Profit est fantastique : il y a bien un moment ou deux où on le sens pas très bien : je ne parle pas de la petite et agaçante pause musique mais de deux moments de doute dans l’escalade.
J’imagine quand même qu’il devait être bien gêné par l’hélicoptère qui tournait autour.
Il y a eu un moment où ça n’arrêtait pas entre Profit, Boivin et Escoffier : à celui qui en ferait le plus, une sorte de course à la mort ou l’un a perdu et un autre est sorti bien amoché. La médiatisation fait parfois perdre la raison…
En revoyant ces images j’ai une pensée émue pour Patrick Bérhault qui est parti bêtement dans les Alpes Suisse dans son projet de gravir les 82 sommets de plus de 4000 : loin des caméras…
Vrai, Jérôme ! Personne ne peut imaginer ce que ça veut dire, grimper ainsi, à mains nues, dans une telle paroi, sans aucun assurage. La moindre erreur et c’est le grand saut. A um moment donné, effectivement, Christophe Profit est au taquet. Le mental d’acier qu’il faut avoir dans ce cas-là, pour se calmer, ne pas céder à la panique, respirer et continuer… C’est simplement ENORME !
Dans la vidéo qui montre Profit, j’ai cru voir un Übermensch dépasser sa Condition Humaine…