Cinq ans plus tard, Javelle, vingt-trois ans déjà, se dresse au sommet du Cervin. Il vient d'accomplir la quinzième ascension de ce vestige de la corne africaine (géologiquement s’entend !). Suivront, pour Javelle, le Weisshorn, puis le Rothorn de Zinal : la seconde tentative est la bonne, grâce notamment au guide Jean Gillioz qui l’accompagne, taillant 815 marches sur les pentes verglacées de l’arête du Moming ! (En plus, il les a comptées !)
Professeur de lettres à Vevey, Javelle joint le geste à la parole. De ses ascensions, il tire des récits qui font date dans la littérature alpine. Un des derniers problèmes des Alpes classiques (avant l’ère des grandes faces nord) est le Tour Noir (3835 m), situé à l'exacte limite entre la France et la Suisse.
La fameuse "Pierre à Javelle"
Après avoir bivouaqué sous un énorme bloc erratique (connu aujourd’hui sous le nom de Pierre à Javelle), ce dernier et ses trois compagnons se dressent le 2 août 1876 au sommet de l’imposant Tour Noir qui domine le glacier de l’A Neuve. Javelle a consigné dans « Souvenirs d’un alpiniste » le récit de cette formidable ascension. Et comme ce fin lettré excellait aussi bien sur les rochers que face à la page blanche, les lignes qui suivent ont la beauté des récits ramenés du royaume des confins :
«J’ignore ce qui m’attend au-delà de la vie, ce que sera le monde à la fin des siècles, mais en ce moment, dans cette riche lumière, dans cet air pur des Alpes, j’ai vraiment vécu et tout un ciel était dans mon cœur.»
Le Tour Noir.
Il aura fallu attendre 1927, plus de quarante ans après la disparition de Javelle, pour voir enfin surgir, sur son promontoire, dominant le cirque sauvage de l’A Neuve, un refuge, d’abord nommé Ed. Dufour, puis cabane de l’A Neuve. Comment ne pas y penser, en remontant par une journée superbe ce cirque sauvage ?
La cabane de l'A Neuve sur son piédestal.
Altière, sauvage, étonnamment préservée, cette vallée est aussi, symboliquement, un royaume-frontière, symbolisé par le Dolent où se rejoignent les limites de trois pays.
Robert Formaz, devant "sa" cabane; au fond : le Tour Noir.
L’un de ceux qui a sans doute contemplé le plus souvent le Dolent et le Tour Noir cher à Javelle s’appelle Robert Formaz, qui vient de nous quitter : il fut le gardien de la cabane de l’A Neuve de 1956 à 1994. Une fidélité exemplaire à un paysage qu’on ne quitte pas aisément, parce que, ici, comme l’avait vu Javelle, le ciel et le cœur ne font qu’un.
Martine Gabioud, la gardienne de la cabane de l'A Neuve : la cuisson au feu de bois, elle connaît !
On raconte – et ceci n’est sans doute une légende – qu’au moment de la fenaison, Robert descendait aider ses frères et remontait le soir, une cargaison de bois et de vivres solidement arrimée sur le dos. Une journée de travail et cinq de marche en guise de dessert ! De quoi tisser l’étoffe des héros invisibles ! J’y pensais en regardant Martine Gabioud qui a pris le relais il y a quelques années. Chaque jour, elle cuit au feu de bois, à 2735 m, pains et pâtisserie. Avec le sourire. « Mais ne le racontez pas trop. Je ne voudrais pas que des gens montent jusqu’ici et s’avouent, après coup, déçus… »
Déçus ? Mais tout ceci est excellent, fait avec amour et la vue, depuis ce nid d’aigle, est sublime ! Vraiment.
Un paysage pareil, ça se mérite !
Itinéraire : depuis La Fouly en 3h30. Deux passages équipés de chaînes sans difficulté particulière.
4 Comments
"Mais que puis-je donc faire avec des mots dans une langue qui n’en a pas encore pour peindre ces sortes de beautés? Et quel poète surtout eût pu dignement exprimer ce qu’éprouvent nos cœurs à la pensée que nous étions les premiers à fouler cette cime, les premiers à voir cet indescriptible tableau?"
Première ascension du Tour Noir (1876)
Trop beau, Javelle !
Comme un hommage à Jean Ferrat
Décapante…Héloïse 🙂