La tragédienne fit aménager le lieu, édifier des maisons pour y recevoir sa « ménagerie » : sa famille, ses amis mais, également, ses animaux (certains plus ou moins domestiqués), un couple de pumas, un crocodile que l’on envoya fissa ad patres après qu’il eut dévoré tout cru un des chiens préférés de Sarah, un grand-duc fin qui se repaissait d’un lapin tous les deux jours, un boa prétendument endormi… Désormais, flanquée de cet aréopage, Sarah Bernhardt y vint y passer chaque été jusqu’aux dernières années de sa vie. Je me suis laissé captiver par la scénographie qui lui est consacrée dans ce qui reste de la villa Lysiane. C’est passionnant, émouvant même. On y recrée l’atmosphère particulière de ces journées à Poen Hoët, les parties de tennis, la cueillette des crustacés, les promenades en lavallière blanche et escarpins sur les reliefs déchiquetés, l’intendance des repas, moments sacrés entre tous, les jeux de sociétés, les colères soudaines et les tendresses de Sarah, les aubades, les soirées musicales avec Reynaldo Hahn, l’atelier de Georges Clairin, tout un univers disparu sur cette terre battue par les vents et les tempêtes à laquelle le monde entier semblait s’intéresser parce que la diva y avait choisi de vivre. En témoigne cette photo de Sarah Bernhardt parue dans un magazine américain au début du XXe siècle, couchée dans un cercueil, avec la légende suivante : Quand Madame Sarah Bernhardt est dans sa chambre, au fort des Poulains.
A l’origine de cette légende, une anecdote qui témoigne de l’excentricité qui était la sienne, dont elle savait parfaitement jouer : « Un jour ma manucure, entrant dans ma chambre pour me faire les mains, fut priée par ma sœur d'entrer doucement parce que je dormais encore. Cette femme tourna la tête me croyant endormie dans un fauteuil; mais, m'apercevant dans un cercueil, elle s'enfuit en poussant des cris de folle. À partir de ce moment, tout Paris sut que je couchais dans mon cercueil ; et les cancans vêtus d'ailes de canards prirent leur vol dans toutes les directions »
Quoi qu’il en soit, on mesure difficilement aujourd’hui la gloire qui entoura cette femme dont la folie, l’irrespect des convenances participaient d’une conscience aiguë de la conquête perpétuelle qu’est la liberté. Ce monstre sacré, – elle aurait inspiré Cocteau qui indirectement lui rendit hommage à travers la pièce du même nom – est en partie le modèle la fameuse Berma évoquée par le narrateur dans A la Recherche du Temps perdu, dont Bergotte décrypte la gestuelle pour y voit à la fois une Hespéride et aussi une des belles vierges de l'ancien Erechthéion. Proust tisse d’ailleurs un lien secret entre les deux, tout en accordant une forme de prééminence à la tragédienne de la réalité, l’insurpassable Sarah Bernhardt :
Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français m’avait causé le saisissement et les souffrances de l’amour, combien le nom d’une étoile flamboyant à la porte d’un théâtre, combien, à la glace d’un coupé qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d’une femme que je pensais être peut-être une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé, un effort impuissant et douloureux pour me représenter sa vie. Je classais par ordre de talent les plus illustres, Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient. (Du côté de chez Swann)
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