Il vaut la peine de rappeler en quelques mots l’aventure de Daumas Gassac. Nous sommes au début des années 70. Aimé Guibert vient de rencontrer Véronique de la Vaissière, une jeune ethnologue de la faculté de Montpellier. Une nouvelle vie commence. Un mas est à vendre au cœur de l’Arboussas. Ils le visitent. Une petite rivière coule au milieu de la propriété, la Gassac. Le propriétaire précédent s’appelait Daumas. Le mas de Daumas Gassac est en train de renaître. Avec ses frères, Aimé Guibert s’occupe d’une importante mégisserie familiale à Millau. Au plus fort de son activité, occupait un millier d’employés. La mondialisation est encore balbutiante, mais Guibert sent déjà le vent tourner…
La visite amicale au domaine de l’aveyronnais Henri Enjalbert, spécialiste de géographie viticole, va sceller le destin de Daumas Gassac.
Observant une entaille récente destinée à créer un chemin de passage à travers la garrigue, Enjalbert reste en arrêt devant le manteau extraordinaire de grèzes calcaires solifluées que les travaux viennent de faire apparaître.
Sur le socle de calcaire lutécien, il lit presque à livre ouvert les grands épisodes géologiques, les glaciations, celle de Riss, de Mindel et de Günz, le travail de l’érosion et du vent, les poussières du temps : » Vous savez Guibert que votre prénom est prédestiné ! Vous êtes béni des dieux ! Vous disposez d’un terroir unique du point de vue viticole. Si vous le vouliez, vous pourriez produire ici un très grand vin ! » Fin du premier acte.
Une deuxième parrain va se pencher sur le berceau. Toujours grâce à Enjalbert. Ce dernier met les Guibert en contact avec le grand Emile Peynaud lui-même. Qui accepte de venir voir Daumas Gassac. « Oui, mais je vous préviens, Guibert, j’ai un emploi du temps très chargé. Je viendrai une fois, parce que Enjalbert me le demande, mais pas deux… »
Le paysage, l’amitié chaleureuse des Guibert, la cuisine savoureuse de Véronique (elle a publié récemment un très joli livre de recettes), et sans doute le défi de valoriser ce terroir, tout l’enchante, tout le retient.
Emile Peynaud ne tiendra pas parole. Il viendra de nombreuses fois au Mas de Daumas Gassac !
Sur ce que doit être le vin de Daumas Gassac, Véronique, elle aussi, a des intuitions très justes. Ici, dans ce lieu exceptionnel, la vigne et l’olivier étaient les élus depuis des siècles. Pas question de défricher la colline et d’entreprendre les grands travaux qu’Aimé – qui raisonnait encore en industriel – était prêt à mettre en œuvre.
Emile Peynaud conforte les Guibert dans leur projet de reconstitution du vignoble. Le choix du cabernet, majoritaire, c’est sans doute lui. Attention, pas n’importe lequel : uniquement des sélections massales provenant du vignoble de Haut-Brion. C’est aujourd’hui la partie la plus ancienne du vignoble, située au lieu-dit Peyrafioc, devant le mas.
« L’étape suivante, raconte Véronique dans son livre Un Mas de Cocagne », la décision de garder la terre vivante. » Ne lui dites pas qu’elle aime le « bio ». Elle aime les mots vivants et non coupés en tranches, Véronique. « On ne fera pas de remembrement, pas de grandes vignes, mais des petites parcelles dans leur écrin de garrigue. On gardera tous les talus, tous les fossés, toutes les haies. Nous ne sommes pas des colons, mais des passeurs. » La légende dit que l’intrépide ethnologue aurait même dit un jour à son mari : » Si tu arraches un seul arbre, tu ne me reverras plus ! »
Le premier millésime produit est le 1978. 17866 bouteilles en « provenance d’un terroir unique en Languedoc ». Un nouvel OVNI (objet vineux non identifié) venait de débouler sur la planète vin.
La suite ressemble à un conte de fées. Mis en scène avec maestria par l’extraordinaire communicateur qu’est Aimé Guibert. Les journalistes, avides de découvertes sensationnelles, s’engouffrent dans ce sillage. Le Pétrus ou le Lafite du Languedoc sont des épithètes souvent accolées à Daumas Gassac. Le chœur des dithyrambes accompagne la procession des millésimes.
Une chose est certaine. Daumas Gassac ouvre la voie et se révèle une vraie source d’inspiration. Regardez la carte viticole du Languedoc (un océan viticole de 170 000 ha, plus de dix fois la surface du vignoble suisse !), l’épicentre est là où se trouve Daumas Gassac. A Aniane. Dans un rayon concentrique de quelques kilomètres, demain viendront les autres domaines phares de la région, Olivier Jullien, La Grange des Pères, Peyre-Rose, ceux du Pic Saint-Loup, Montcalmès, La Pèira, tant d’autres encore.
A la veille du grand Salon Vinisud, la famille Guibert avait invité une vingtaine de journalistes et dégustateurs pour une verticale de trente millésimes de Daumas Gassac. Ainsi qu’elle l’a déjà fait à trois reprises. J’avais participé à la première dégustation en janvier 2001.
Il était temps de refaire le point. Et de revoir la famille Guibert au grand complet. Aimé en figure de patriarche, l’œil vif, les trait noueux. Véronique pleine de vie et d’énergie. Et les cinq fils qui ont pris le relais et perpétuent la saga de Daumas Gassac. Pour notre plus grand bonheur. Les récents millésimes ont franchi un cap et témoignent montrent une profondeur et une finesse inégalées. Et comme les vins de Daumas Gassac vieillissent admirablement et en confondraient plus d’un à l’aveugle, je ne me priverai pas d’un bon conseil d’achat.
Je publierai au début du mois de mai mes notes complètes sur cette passionnante verticale organisée par le domaine. Le 29 avril, en compagnie de Basile Guibert, nous rééditerons une partie de cette verticale et je ferai alors la synthèse de ces deux dégustations.
Le 23 février, j’ai été à nouveau surpris par le style unique, idiosyncrasique, du vin de Daumas Gassac. Certes, le cabernet peut évoquer parfois Bordeaux comme le 1998. Mais pourquoi vouloir toujours ramener à Bordeaux ce qui existe d’abord par soi-même ?
Une fois de plus, ce qui me frappe dans Daumas Gassac, au-delà des différences induites par les millésimes, c’est la fraîcheur aromatique de ses vins, leur incroyable tenue au vieillissement, leur forme élancée, aux tanins juteux, dynamique et, enfin, leur remarquable digestibilité.
Ce jour- là, j’ai particulièrement aimé les vins suivants :
Dans les années 80 : 1982 et 1985
Dans les années 90 : 1989 1990 1991 1998
Dans les années 2000 : 2009 2010 2011
Chaque participant à la dégustation a cité ces cinq vins préférés. Il est intéressant de noter une dispersion très large des millésimes cités par chacun, preuve de la très grande homogénéité de ce cru et d’un effet millésime réduit.
Un grand merci à la famille Guibert pour ce bel exemple de création d’un cru quasiment ex nihilo ! Et pour cette aventure magnifique. Celle du vin en liberté. Même si, dans la fameuse séquence de Mondovino, Aimé Guibert, joue les Cassandre : »Le vin est mort ! Soyons clair, le vin est mort. Il n’y a pas que le vin. Il y a les fromages. Il y a les fruits… »
Vraiment Aimé ?
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