Là-haut, dans les montagnes, à la lisière des forêts du premier âge, dans ce paysage à couper le souffle, je me suis retrouvé face à face avec le chevreuil. Sans doute se sentait-il protégé : aurais-je pu le tirer ? Jamais ! Et il le savait ! Il m’a observé. Une éternité. Puis, il a fait un pas de côté, s’est effacé dans le rideau des brumes tenaces.
Je l’ai regardé s’éloigner, comme une ironie : il y a quelques semaines, un chasseur m’avait vanté les vertus incomparables du foie du chevreuil, lançant cette promesse : « le foie du premier chevreuil que je tirerai cette année sera pour vous… »
Et le voici, arrivant avec le précieux foie, le cœur aussi… du cervidé !
Cœur léger, cœur changeant / cœur de pierre, à cœur joie / bouche en cœur, main sur le cœur / tu parles dans l’air des lumières à cœur ouvert / tu devines tout, cœur invisible : tu ne comptes pas tes dons / tu palpite, tu soulèves, tu prends, tu tiens, tu emballes, tu cries, tu tournes / et le monde avec toi ne cesse de battre à ton rythme !
Cœur léger, cœur changeant / cœur de pierre, à cœur joie / bouche en cœur, main sur le cœur / tu parles dans l’air des lumières à cœur ouvert / tu devines tout, cœur invisible : tu ne comptes pas tes dons / tu palpite, tu soulèves, tu prends, tu tiens, tu emballes, tu cries, tu tournes / et le monde avec toi ne cesse de battre à ton rythme !
« Vous ne comprenez pas : elle est comme le cœur d’une fleur sans cœur… » chuchotent les lèvres de Nadja à Breton, qui lui confie le sien.
« Coeur léger coeur changeant coeur lourd
Le temps de rêver est bien court » répond Aragon
Est-ce vraiment ainsi que les hommes vivent ? Et les chevreuils au loin les suivent…
Mon cœur sur la main, je suis monté en direction de ce val sauvage. J’avais entendu parler d’un endroit merveilleux, là-haut, sous les crêtes ajourées. La maison était là, à l’extrémité d’un hameau perdu : gerbes de fleurs de montagnes, prairies à pic, odeur du mélèze des façades, fumerolles et soleils lancinants. A l’intérieur, une cuisine superbe, larges baies vitrées, serties dans le paysage, ouvertes sur l’infini. Un chat, qui n'était pas celui de Schrödinger, m'observait par la fenêtre de la cuisine.
Elle était là, qui m’attendait. Je lui avais promis une surprise : « un plat que vous n’avez jamais goûté, absolument ineffable !» Je cherchais l’inspiration : elle n’était pas loin. Un téléphone à Jean-Maurice Joris, mon ami le cuisinier-chasseur, pour m’enquérir de la meilleure manière de parer et de cuire ces abats, me rassura.
Je ne sais pourquoi : je pensais à ces fabliaux que je lisais autrefois. Cœur aimé, cœur mangé ! Ce thème est fréquent dans la littérature médiévale. On apprête aussi bien le cœur de l’ennemi (« Par Dieu, bâtard, tu ne vivras plus longtemps et je tiendrai ton coeur dans mes mains avant le coucher du soleil » que celui du rival tué que l’amante dévore à son insu. On trouve par exemple ce motif dans les Contes amoureux de Jeanne Flore (1530-40), dans le Coeur mangé de J. P. Camus (1630) et dans le célèbre Lai d'Ignauré de Renault (début XIIIe siècle). Sur ce thème, voir ici. Dans Sphères 1, le foisonnant philosophe allemand Peter Sloterdijk revient sur cette thématique : Opération du cœur ou : De l’excès eucharistique.
Après avoir pris l’apéritif, nous passâmes à table. J’avais débouché une Cornalin Viouc 2006 de Maurice Zufferey qui déployait ses notes délicates de baies des bois et sa vibrante fraîcheur.
Je lui parlais du foie du chevreuil, cette partie si noble que les chasseurs se la réservent exclusivement. Et, en effet, quelle incomparable noblesse de goût et de texture !
Foie et coeur de chevreuil, faggioli Risina, orties
Allais-je lui révéler qu’il y avait aussi du cœur dans l’assiette, que de toute façon la cuisine ce n’était que ça, de l’amour rendu visible, de l’amour partagé, dévoré… que ce pauvre chevreuil dont je venais de croiser un des congénères, tout à l’heure dans la forêt, était en passe de devenir nôtre, par son foie et par son cœur, qu’en l’incorporant, c’était un peu de sa légèreté et de sa « liberté « instantanée qui entraient en nous ?
Je la regardais manger, lentement, par gestes détachés, sereins. Un très léger incarnat perlait au sommet de ses joues et une larme de lumière vint glisser à la surface de son œil. Le monde était dans sa perfection. Les mots étaient devenus presque inutiles.
Finalement, j'ai préféré ne rien dire.
15 Comments
Pourquoi tant de sentiments pour un chevreuil alors que pour un sanglier…
L’histoire humaine est finalement très courte : on a encore quelque part des neurones de chasseur qui se chahutent quelques fois avec la notion de beau.
On se moquera d’un serpent ou d’une araignée, mais on deviendra céleste devant l’orgueil d’un cerf, la simplcité d’un lapin, l’amitié d’un chien.
On aimera ou détestera les corridas.
Mais sans protéines, l’homme serait-il où il est ?
Va savoir, Charles !
Je t’attends à l’aéroport !
Comment il disait déjà, Olivier Jullien ?
"Je vote écolo et je suis chasseur: je passe des mois à raisonner comme un lièvre et quand j’en tire un, j’ai l’impression d’avoir tué mon frère…"
Impressionnant ce carré s’asphalte,reliquat de notre civilisation, qui laisse place à un chemin de terre que l’on dirait "paysagé" dans nos villes.
Et, ce chemin qui nous emmène dans un nulle part, dans un ailleurs, dans un paysage mystérieux, déjà parcemé de margherites, de narcisses, de mufliers…
Ce chemin qui nous emmène voir les gentianes, les violettes, les crocus tout près des neiges évanescentes.
C’est le départ d’une magnifique course en montagne, à coup sûr.
Y avait-il du grenache ? 🙂
Aimer la nature et partir avec un flingue !moi je veux bien,chacun s’accorde avec ce qu’il veut,mais moi c’est sans.
Remarquez,je ne juge personne vu que le sanglier,le cerf,la grouse,la biche,la sarcelle ou la galinette cendrée,et bien comme tout le monde,ou quasi,je les mange.
Salutations gourmandes
J’aurais bien aimé partager ce repas avec tous les vrais amoureux des nourritures célestes et terrestres. Je ne veux pas créer trop de frustrations mais je vous assure que le foie de chevreuil est quelque chose d’absolument sublime, foi d’ami des chevreuils !
Grand Jacques, avez-vous déjà tenté l’expérience culinaire de la marmotte ?
Un peu grasse la marmotte, surtout en période de chasse. Moi, je préfère le dahu… Votre lieu de villégiature estivale est magnifique, il manque juste un peu de minéralité et de neige éternelle. Etage subalpin ?
Lieu, mots, vins, foies, tout ça me donne furieusement envie de faire la cuisine …. Je ne crois pas que je pourrais faire un meilleur compliment Jacques. Merci.
Il semble que vous étiez là haut avec Schrödinger ?
Jamais tenté la marmotte. Grasse et terreuse à la fois, paraît-il. J’essaierai un jour peut-être mais je sais déjà que je ne pourrai pas la cuisiner…
Paul, si tu voyais cette cuisine, là-haut ! Et puis, c’est vrai, on cuisine sous la haute autorité d’un chat qui ressemble furieusement à celui de Schrödinger…
Jacques
Tout est affaire de décor……
Je vois – déjà un peu – et je salive … Perché là haut il m’a pourtant l’air de pencher sérieusement du côté diabolique des limbes, ce lieu !
Tout dans ce texte magnifique est fait de correspondances, de réminiscences, d’allusions et de mémoire. Il ne faut donc pas prendre chaque élément au premier degré, mais s’imprégner des émotions que Jacques a ressenties. Je l’ai lu comme un instant de vie.
La vision de l’animal influence le goût. C’est cela qui me semble important.
Jacques, amitiés.
Cette photo d’un chemin que s’arrête dans le brouillard me rappelle avoir été le compagnon d’un braconnier, parce qu’il savait que je ne tirais que des photos.
Un jour, il a posé sa veste bleue qui était rouge à l’intérieur, retournée sur l’un de ses bâtons, au bas de la pente. Nous avons détourné cette marmotte qui avait figé son regard sur la veste immobile.
Je ne vous raconte pas la suite, mais le ragoût de marmotte, bien dégraissé, à la fin de l’hiver, c’est quelque chose.
Accompagnateur de braconnier est un métier fantastique.
Et quand on a pris le vin qui convient…
Merci Jacques.
Jacques, si tout se passe bien – sauf pour le malheureux brocard – et que leur mire est bonne, le prochain foie disponible est pour moi. Peut être dimanche. Je m’en pourlèche d’avance.