Il y a des vignerons humanistes. Et des humanistes vignerons. Thierry Germain fait peut-être partie de la seconde catégorie. En effet, bien qu’ayant baigné dans le vin (sic !) depuis toujours ou presque (il représente la sixième génération de viticulteurs de sa famille, bordelaise), il ne s’est pas senti vigneron immédiatement. Mais il a fait de son gros cœur et envie une force pour apprendre son métier et devenir ce qu’il n’était encore pas.
Il débarque dans la Loire au début des années 90. A l’époque, l’état français finance des propriétés viticoles et son père lui propose alors de s’installer ici. Il reprend donc en 1992 le domaine des Roches Neuves, auparavant exploité par Denis Duveau. La propriété compte à cette époque 13 hectares de vignes, auxquels se rajouteront 6 hectares en 1996. Son parcours va être alors jalonné de rencontres marquantes avec des personnages forts du monde du vin, parmi lesquels Charly Foucault (son deuxième père), Gérard Gauby (son modèle de vigneron) et François Bouchet, aujourd’hui disparu. Ce dernier lui mettra le pied à l’étrier de la biodynamie, faisant alors de Thierry son dernier élève. L’intégralité du domaine passe en culture biologique en 1999 et la biodynamie démarre en 2000 et 2001. Le domaine – et l’homme – continuent de beaucoup évoluer et ce dernier le rachète à l’Union Française de Gestion il y a seulement deux ans. Un an plus tard, avec l’acquisition de nouvelles parcelles de grande qualité, la propriété compte enfin 28 hectares.
Pour en revenir au sujet qui nous a occupé mardi soir dernier au CAVE, il faut savoir que la cuvée dite Marginale a d’abord été créée par Denis Duveau en 1988. A sa reprise du domaine, Thierry Germain à fait le choix de perpétuer ce vin, « singeant » (selon ses termes) certains Bordeaux ambitieux (bois neuf, hautes maturités) pour produire des vins qui bousculent et sortent de la culture du Champigny ramassé à 11° nature les bonnes années (une réalité avant 1990) ! On notera que cette cuvée est issue du même parcellaire depuis ses débuts, à savoir la Fosse de Chaintre (lieux-dits les Dares et Clos Maurice), sur des calcaires du Turonien, avec 4 à 6 mètres de sol de sables argileux. A l’époque, les macérations sont longues (3 semaines) et les vins élevés 100% bois neuf en fûts de 300, 400 et 600 litres durant 24 mois. Mais depuis, bien des choses ont changé à la vigne et à la cave, comme nous allons le voir désormais. Voici le détail des vins dégustés.
1995 en magnum : année chaude et sèche. Premier (très beau) nez oriental sur le pot pourri, cendré, qui précède une bouche étonnement fraîche pour un vin de 14°, croquante mais ne donnant pas une impression de grosse chair, avec une trame tannique appuyée et une finale un peu sévère. C’est plus un vin de nez que de bouche. Et l’on voit bien que le temps a aidé à affiner des tanins fermes et nombreux. L’extraction appuyée renforce le côté tendu, il faudrait manger avec.
1996 : une année de hautes acidités, mais le vigneron était aller chercher une grosse maturité (alcoolique). Plus épicé que 1995, plus animal aussi, on ressent davantage le fût neuf. La bouche paraît plus puissante, charnue et enrobée, avec présence de bois pour ce vin étonnement long. Il finit sur des tanins un peu appuyés, mais paraît moins mince que 1995. Dommage pour le bois en finale, mais on se demande également si ce dernier ne contribue pas à tenir le vin debout aujourd’hui. Moins maigre que nombre de bordeaux du même millésime, il en a encore sous la pédale.
1997 : année chaude avec des raisins très mûrs, quasi figués. Premier nez très réglissé, évoluant sur le bonbon à l’anis. Plus suave, il entre en bouche avec une esthétique davantage bourguignonne, facile, mais toujours avec une importante longueur et plus d’harmonie dans la trame que les deux millésimes précédents. Mais il est aussi moins diversifié dans le parfum. Seul bémol, le vin a tendance à devenir fatigant et à fatiguer à l’air.
2001 : millésime compliqué à gérer en vignes et à la cave pour Thierry, mais également dans sa vie de l’époque. Premier nez de torréfaction, fumé, avec un léger côté réducteur peut-être dû à l’élevage, mais qui s’estompe à l’air. La bouche est plutôt fraîche, vive, avec une tension qui rappelle 1995. Bonne allonge, mais il lui manque du naturel d’expression.
2002 en magnum : millésime solaire. 50% bois neuf, ramassé un peu tard selon le vigneron, généreusement pigé. Robe très dense, nez épais et riche avec enfin l’arrivée des fleurs et du fruit. L’élevage est présent mais moins « vulgaire » que sur les vins plus vieux. A ce date de la dégustation, c’est la bouche la plus harmonieuse, grasse et fruitée, avec même une allonge ligérienne (toucher de bouche crayeux). Tout au plus, on peut regretter les légers amers de bois en finale.
2003 en magnum : millésime très chaud, mais Thierry Germain a fini de vendanger quand l’appellation commençait, peu de bois neuf, 50% de vendange entière. Nez rôti, sur des notes de peau d’orange grillée, les épices et le cigare. Saveur de fruits noirs, de réglisse pour une bouche tannique, assez jeune, fraîche pour l’année (impact du choix des dates de vendange et de la rafle), allongée, sans dureté majeure dans la trame, il se passe quelque chose. Ce vin vieillira bien !
2005 : il n’y a désormais plus de bois neuf – premier millésime élevé 12 mois en pièces bourguignonnes et 12 mois foudres (de deux ans), vinification avec 80% de vendange entière. Superbe nez complet et harmonieux, épicé, fumé, tirant sur le havane, s’ouvrant lentement et harmonieusement. Développement aromatique hyper classe sur la violette. Bouche plutôt délicate et fine pour l’année, avec une sensation de chair et un « nouveau » soyeux qui fait son apparition. Un 2005 élégant, très complet pour le millésime. Le domaine semble avoir enclenché la vitesse supérieure et passé un cap.
2006 : on monte encore d’un cran ici avec un des plus jolis nez de la verticale, sur la fraise, la framboise, les fleurs, la suie, et des notes « amères » rappelant certains nebbiolo d’années froides : de l’éclat donc, et il n’est désormais plus question d’élevage au nez. Attaque vive pour ce vin tendu, très croquant, tonique, septentrional, mais qui prend de la sucrosité lors du grumage, avec sa trame fine et verticale. Un blanc caché dans un rouge !
2008 en magnum : un peu lactique au premier nez mais plus étoffé, il s’ouvre sur la pivoine et la cendre froide, avec une grosse densité aromatique mais encore peu de diversification de parfum (effet magnum). Attaque dense et vin enrobé, tanins mûrs mais frais, goût acidulé-mûr propre au cépage et millésime. On devine une maturité phénolique supérieure. Le vin est encore jeune et a besoin d’un peu de garde pour fondre ses tanins et lâcher du jus, mais il promet beaucoup.
2009 : premier nez un peu réducteur qui donne un côté plus brut, plus « nature », demandant un peu d’effort au dégustateur pour entrer dans le vin. Attaque dense et tanin enrobé, avec à nouveau ce rôti-frais si particulier. Vin salivant, plus charnu que 2008 (effet millésime), mais avec de la détente et du confort dans le tanin. C’est long, salivant, plus en place en bouche qu’au nez à ce stade. Il ira sans doute loin, et nous le verrions bien vieillir comme quelques 89 du mythique Charles Joguet…
2010 : nez de grand vin avec une dimension de fruits, d’épices et de fleurs séchées, du végétal noble et des notes de quinquina évoquant la vendange entière alors qu’il n’y en a pas (comme dans certains grands Bourgognes). Attaque enrobée et saveur de tabac inimitable, bouche diversifiée dans les saveurs avec un fort goût d’épices et une allonge de poivron grillé qui rappelle encore une fois certains pinots de domaines cultes de la Côte de Nuits. Coup de cœur.
2011 : il est peut-être encore plus fin, classe, subtil et aristocratique que le 2010, avec cependant moins de végétal (aromatiquement) mais plus d’épices, et même une touche exquise de berlingot. On monte encore d’un cran en chair et délicatesse du tanin, le soyeux important servant la dynamique du vin en bouche pour l’allonger durant de longues secondes. Vin émouvant et rare cabernet ligérien de 2011 sans chaleur ni rudesse, conservant un côté juteux. Un must.
2012 : 21 mg de So2 total, ph de 3.34, acidité de 4.05, vinifications minimalistes. Pouvait-on encore aller plus haut dans la dégustation ? Et bien oui. Et il paraît même que le 2013 est encore pire ! Mais revenons à ce 2012 : voilà simplement un grand vin, évident et qui semble né tout fait, selon la formule de Michel Bettane, avec une clarté et pureté dans l’expression qui le rend difficile à décrire. Et quand l’harmonie est totale, il devient ridicule de disséquer la beauté, il faut juste l’apprécier. Une nouvelle esthétique de grand cabernet ligérien semble née.
Un immense merci à Thierry Germain pour ce grand moment de l’Ecole du vin. Merci et bravo pour sa passion, son énergie, son engagement, sa foi dans les hommes et dans une viticulture saine et meilleure pour tous. Il est un modèle pour ses pairs et peut bien légitimement dire aujourd’hui qu’il est devenu Vigneron, avec un grand V.
5 Comments
Merci pour ce tracé !
Alors … Roches neuves ou Clos Rougeard ?
Les deux, mon cher. Dans deux esthétiques différentes…
Je viens de faire l’achat d’un 2001. Quand vous dites qu’il lui manque un « naturel d’expression », qu’entendez-vous? Merci d’avance pour votre réponse!
Julien
Bonjour,
j’entends par là que le vin possède moins d’évidence, de spontanéité et de gourmandise que d’autres millésimes, notamment les plus récents ! Je le boirais sans attendre…
Bonjour,
Comment savez-vous comment se goûtent aujourd’hui les millésimes dont vous parlez, notamment ceux à partir de 2005 ? Ont-ils bien vieillis ?
J’ai réussi à trouver quelques 2010 et 2011 chez un caviste (https://www.lamaisonduvin.fr/thierry-germain-domaine-des-roches-neuves/). Je me demande si ça vaut le coup. Le savez-vous ?