Pisser sur les flammes…
« C’est alors qu’il entendit le bruit de la seconde chute. Il traversa Canal Street et commença à voir les choses différemment, en quelque sorte. Les choses n’avaient plus la même intensité que d’habitude, la rue pavée, l’armature en fonte du bâtiment. Il manquait quelque chose d’essentiel aux choses qui l’entouraient. Elles étaient inachevées, pour ainsi dire. On ne les voyait pas, les vitrines des magasins, les plateformes de chargement, les murs bombés à la peinture. Peut-être est-ce ce à quoi ressemblent les choses quand personne n’est là pour les voir. »
Auparavant, Keith avait une vie, à Manhattan ; une situation ; une femme, Lianne ; un enfant.
Désormais, il a un passé. Et un champ de ruines devant lui.
La mallette, qui n’est pas sienne, récupérée dans le chaos de la tour, va ouvrir pourtant une parenthèse dans le désastre maîtrisé auquel ressemble désormais son existence.
Rien, désormais, ne pourra être comme avant.
« Parfois, ces nuits-là, il semblait sur le point de dire quelque chose, un fragment de phrase, rien de plus, et tout serait fini entre eux, toute parole, toute forme d’arrangement, quoi qu’il en fût des traces d’amour qui s’attardaient encore. (…) Il traversait l’appartement, légèrement penché de côté, avec un sourire que déformait la culpabilité, prêt à briser une table et à y mettre le feu afin de pouvoir sortir sa queue et pisser sur les flammes. »
Après un essai théorique, paru un an après les attentats, In the ruins of the future, DeLillo a écrit le roman que nous attendions sur ces événements.
Il a commencé à rédiger L'Homme qui tombe, en automne 2004, au lendemain de la réélection de Georges W. Bush.
Alternant les points de vue – y compris celui des terroristes qu’il tente de sonder– parce que la réalité est complexe, duelle, constituée de cette multiplicité, de cette violence aussi, aveugle, qui depuis le 11 septembre s’est intériorisée, DeLillo entraîne le lecteur, sans pathos, dans les recoins les plus sombres de la psyché humaine.
La réalité et ses miroirs
Tout est dédoublé, dans le roman : l’homme qui tombe – celui photographié le 11 septembre à 9.41 et 15 secondes – est relayé par la figure de David Janiak, jumper actor, qui joue à se jeter du haut des tours et des ponts : à travers ce personnage anonyme, saisi au vol par l’objectif de Richard Drew (étrange photographe, déjà présent lors de l'assassinat de Bob Kennedy), l'emblématique Homme qui tombe, c’est un peu l’humanité qui meurt ce jour-là, symboliquement.
D'autres figures gémellaires encore : les Faux Jumeaux, amis du fils de Keith et de Lianne. Les s enfants scrutent le ciel pour découvrir Bill Lawton, sosie de Ben Laden.
Même l'écrivain se multiplie, happé par certains de ces personnages. Il finit par ressembler à ces patients décrits à travers une mise en abîme évidente. Atteints par la maladie d’Alzheimer, ils rassemblent leurs souvenirs, tentent de mettre par écrit ce qu'ils faisaient ce 11 septembre. Ils n’en finissent pas de se rappeler ce qui a disparu « dans la dernière minute de clarté, avant que tout ne se referme. »
Bien sûr, les avions sont deux. Dont le dédoublement nous accable et nous libère. De quoi ?
« Le deuxième avion, quand le deuxième avion apparaît, dit-il, nous sommes tous un peu plus vieux et un peu plus sages. »
« Le deuxième avion, quand le deuxième avion apparaît, dit-il, nous sommes tous un peu plus vieux et un peu plus sages. »
Don DeLillo, un écrivain majeur de notre époque. Originaire des Abruzzes, il a vécu son enfance et son adolescence dans le Bronx.
Tout est double. Comme les Twin Towers. Elles ressemblent à des fantasmes, dit l’un des personnages. On pourrait penser qu’elles ont été posées là pour un justifier un scénario maintes fois écrit, le pire :
« Mais c’est bien pour ça que vous aviez construit les tours, non ? N’ont-elles pas été conçues comme des fantasmes de richesse et de puissance, destinés à devenir un jour des fantasmes de destruction ? C’est pour la voir s’écrouler que l’on construit une chose pareille. La provocation est évidente. Quelle autre raison aurait-on de la dresser si haut et puis de la faire en double, de la dupliquer ? C’est un fantasme, alors pourquoi ne pas le répéter deux fois ? Ce que vous dites, c’est : La voici, démolissez-la. »
"Dieu est la voix qui dit :"Je ne suis pas là."
Et Dieu, là dedans ? Le sens premier, sa possibilité, sa fin peut-être…
Où est sa place, à Dieu, dans ce chaos ? A-t-il seulement une place ?
Cette question, Don DeLillo ne l’évite pas. Même s’il n'entend pas y répondre. Même si elle fait partie des vraies questions. Celles qui demeureront obstinément sans réponse.
"– Si tu lui donnes le nom de Dieu, alors c’est Dieu. Dieu, c’est tout ce que Dieu autorise."
Et plus tard, bien plus tard, lorsque Keith, devenu joueur de poker professionnel, aura perdu/brûlé ses dernières illusions, sa femme se mettrait à penser, discutant avec elle-même que "Dieu est la voix qui dit : »Je ne suis pas là. »
Le livre Don DeLillo, L’Homme qui tombe, Actes Sud
5 Comments
Pourquoi une photo de Chicago en couverture et non de NYC ?
Pour voir ceux qui font attention à ce qu’il regardes. Ou plus prosaïquement par ce que ça rime avec le nom de l’auteur. Sinon je penses que Windy city est tout indiquée pour les brumes sur la ville.
Merci pour cette description de "L’homme qui tombe", un livre à lire absolument, sans doute le meilleur ouvrage sur les attentats du 11 septembre !
(…) "Q’elle aussi nous donne l’oubli, qu’elle aussi nous donne l’ivresse
Sacree et le jaillissement du verbe! et qu’ainsi, comme des amants,
Yeux jamais clos, coupes a pleins bords, audace a vivre et sainte
Souvenance, nous traversions la nuit au comble de l’eveil." (…)
HOLDERLIN, Elegies, Le Pain et le Vin
Bien aimé ce livre, également :
http://www.alapage.com/-/Fiche/L...