D’autre part, Robert Parker est arrivé à un moment, début des années quatre-vingt, où le monde du vin connaissait de profondes mutations. Aux buveurs d’étiquettes, à un certain conservatisme frileux, succédait tout à coup une nouvelle génération, éprise de qualité et soucieuse dans de nombreuses régions de «secouer le cocotier». Je suis d’autant plus à l’aise pour en parler que, côté négoce, j’ai vécu la même situation. Lorsque j’ai commencé à importer certains vins au début de mon activité de négociant, ceux-ci surgissaient d’un véritable no man’s land : la plupart sont aujourd’hui des stars. Imagine-t-on aujourd’hui l’effet de surprise provoqué par un Tertre Rotebœuf 1985, alors illustre inconnu, vendu à l’époque un peu plus de vingt francs suisses. Même le critique de la Tribune de Genève – Patrice Pottier à l’époque – trouvait cela cher… Ce fut là la chance de Robert Parker, être en quelque sorte adoubé par une vaste frange du monde du vin, des négociants, des producteurs, des distributeurs, des amateurs pour des motifs par ailleurs assez complexes. Je rappelle incidemment que pour vendre la première livraison du Wine Advocate en 1978, Robert Parker fut en quelque sorte contraint à faire du porte à porte… On cite toujours le millésime 1982 à Bordeaux comme le tournant décisif de sa carrière : Robert Parker aurait été le seul à comprendre, au moment des Primeurs, la grandeur du millésime. S’inscrire en faux contre une telle vision, c’est savoir la part exacte de vérité qui constitue les légendes… La réalité est certainement plus complexe. Après plusieurs décennies d’influence anglaise dans la critique de vins, souvent assez complaisante et inféodée au négoce anglo-saxon, le transfuge de Monkton faisait tout à coup souffler un air nouveau, vivifiant, le rêve même d’une critique idéaliste, objective, éprise de vérité et préoccupée de faire le bonheur des consommateurs ! C’est sur ce rêve que s’est constituée l’unanimité autour de Robert Parker… Celui-ci en fut-il le premier étonné ? C’est probable mais l’homme n’est pas né américain pour des nèfles : le doute ne l’effleure guère ; très vite, il s’est coulé dans le bronze de cette statue, celle du Critique, unique et définitif, si rassurante pour tous ceux qui ont intérêt à prendre ses verdicts pour des ukases : les producteurs d’abord, nombreux à avoir émergé de l’ombre grâce à lui, qu’il peut d’une note renvoyer dans les limbes si les ailes de la rébellion venaient à leur pousser; les négociants, ensuite, qui s’en remettent à lui pour se croire dispensés de battre la campagne et de fonder leur propre opinion ; les consommateurs, enfin, soucieux de ne pas se tromper et de ne mettre en cave que du gros calibre, du 90 points et plus… Lorsqu’on s’avise de demander à ces derniers la justification d’une tel aveuglement, certains répondent, sans ironie : »J’accorde une confiance absolue à Parker parce qu’il goûte comme moi ! » De la dégustation comme un art consommé de la tautologie : qu’est-ce qu’un grand dégustateur ? C’est quelqu’un qui goûte comme moi… Evidemment.
Le marché de l’art n’est pas celui du vin et les critères esthétiques requis pour juger d’une œuvre ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux exigés pour apprécier un vin. Pourtant, cette question mérite d’être posée : que deviendrait le marché de l’art s'il était soumis à l’influence d’un seul critique ? Imagine-t-on la cohorte des artistes, des galeristes, des autres critiques, des acheteurs gravitant autour d’un tel astre ? Le pouvoir économique de ce dernier ? La capacité incroyable par la magie d’une seule note de changer quasiment l’ordre du monde, le cours d’un millésime, le destin d’une propriété. Exagération ? Peut-être. Et qu’en est-il des "délits d’initiés", de ceux qui, lecteurs privilégiés, paraissent bénéficier d’informations capitales avant la parution officielle des notes, le temps de faire leurs achats, d’affûter des stratégies, de prendre des positions. Indélicatesse de l’imprimeur ? Peut-être. Phénomènes inéluctables, générés par le poids de la constellation ? Sans doute. Ces déséquilibres sont en tout cas le reflet et, peut-être, la conséquence logique de l’hégémonie exercée, volens nolens, par Robert Parker.
Il est de bon ton aujourd’hui d’attaquer Parker et certains ne se feront pas prier qui brûlent facilement ce qu’ils ont adoré et qui a contribué à leur succès. Que sera l’après Parker ? Difficile de répondre à cette question. La critique de vins telle que nous la connaissons aujourd’hui est récente. Durant les prochaines années elle va sans doute encore évoluer considérablement. Une chose est certaine le «modèle» Parker, fondé sur le talent d’un seul palais, fût-il le meilleur du monde», si a au moins le mérite de la cohérence et de l’unité de goût, n’est guère envisageable à l’avenir, sauf à se cantonner dans certaines régions uniquement. Un groupe de dégustateurs comme le Grand Jury Européen qui existe maintenant depuis une dizaine d'années et dont j'ai le plaisir de faire partie représente certainement une alternative intéressante et ouvre des pistes nouvelles sur ce plan-là. Ce n'est pas un hasard d'ailleurs si tant Robert Parker que son "rival" américain Stephen Tanzer s'intéressent de très près à la méthodologie et aux résultats du GJE. Dommage que, à ce jour, ni l'un ni l'autre n'ait accepté l'invitation qui leur a été adressée à participer à l'une de nos sessions.
3 Comments
oui mais une critique de Michel Bettane, à combien de vignerons a-t-elle permis de passer de la 407 à la S 65 AMG L?. Parker a de multiples talents que les autres n’avaient pas. Alors les comités Théodule c’est bien mais le buisness c’est mieux!.
Ce que très peu de gens ont compris dans mes commentaires sur le site GJE et sur le site Parker, se résume pourtant en deux propositions que Jacques Perrin a parfaitement saisies :
a : lyncher Parker comme cela est fait dans ce livre est inutile et néfaste pour Bordeaux, outre qu’il s’agit d’une plume trempée au vitriol et baignée dans la vengeance d’hanna Agostini suite à l’affaire GEENS, quoiqu’en dise notre joyeux luron Hervé Bizeul qui défend très bien sa copine.
b : ce que j’appelle l’avant et l’après, c’est que cette critique de Robert Parker est particulièrement appuyée sur le fait qu’il utilise – parfois à tort et à travers – le "copier-coller". Dorénavant, ce ne sera plus possible à une telle échelle. Et c’est là que surgit la nouveauté, chez lui comme chez Bettane-Desseauve : les auteurs sérieux, malgré toutes leurs capacités de travail, ne peuvent simplement plus traiter tous les grands vins du monde. Il va y avoir des équipes, des teams, et Parker comme Bettane ont commencé. Il reste juste à l’équipe de Bettane de bien définir, pour le lecteur, qui fait quoi.
Exemple concret : qui établit in fine les BD ? Celui qui la traite ou les principaux auteurs, à savoir Bettane ? Avec Parker, on sait, par exemple, que l’Italie est traité par Antonio Galloni qui l’assume de A à Z sans que Robert Parker n’intervienne en quoi que ce soit. Je rentre de NYC où je l’ai vu (il m’a fait connaître un sublime amarone "Maurion" (?)) et il va sortir un livret complet sur l’Italie dans le cadre des éditions de Parker.
Merci à notre hôte d’avoir si bien analysé cette situation. De Bèze n’auait pas fait mieux !
Et le guitariste qu’on aperçoit derrière Neil Young n’est autre que Steve Cropper, autre mythe que ne désavouerait pas Bob. (Remember Otis Redding, Booker T & the MG’s…Sitting on the Dock of the Bay…), peut-ètre Le guitariste qui a influençé Neil Young et sans doute un des plus grands.
RJ