Marier les bières et les fromages, l’idée est dans l’air. Mais elle n’est pas forcément pertinente. Déjà qu’avec les vins, ça ressemble parfois plus à la tectonique des plaques qu’au ronron conjugal au coin du feu. Le pire exemple étant celui – encore très pratiqué dans la gentry bordelaise – où l’on vous sert un incunable pré-phylloxérique pour essuyer les plâtres d’un Brie de Meaux. Ou pour tenter de tenir tête aux fragrances abyssales d’un Epoisses.
Il fallait tenter l’expérience. On la fait au cours d’une soirée-atelier avec deux fondus, dont je ne sais s’ils travaillent à la dynamite, mais allumés, ils le sont : le fromager Jacques Duttweiler et Jérôme Rebetez, électron libre de la bière planétaire.
Times are changing…
Sima Nevada, Anchor, Sam Adams, Brooklyn, Russian River, New Belgium aux Etats-Unis, vous connaissez ? Et les Français Thiriez de Escquelbecq ? Non ? Rassurez-vous. Nous non plus.
En revanche, BFM, on connaît et on pratique. Depuis les débuts. BFM pour Brasserie des Franches Montagnes à Saignelégier dans le Jura, créée par Jérôme Rebetez. Jérôme, on l’a connu il y a 17 ans. Cet ingénieur en œnologie – il a même donné des cours de dégustation au CAVE – a viré de bord et créé la BFM. Un haut lieu de la culture brassicole qui fait partie, au même titre que les noms cités ci-dessus, d’un mouvement issu des Etats-Unis qui est en train de perforer transversalement le milieu plutôt conservateur de la bière.
A côté des lager diurétiques, il existe grâce à ces passionnés, une foison de bières artisanales, bigarrées, à la personnalité affirmée. Pas des bières pour pisser bêtement à la mi-temps, mais des ale, des stout, des binche, orientées goût-et-rien-que-le-goût, qui « savent prendre le risque de déplaire ».
La dégustation. Voici les accords imaginés et testés au préalable par Jacques Duttweiler et Jérôme Rebetez, assortis de quelques commentaires et précisions données au cours de la soirée. Comme l’a indiqué au préalable Jérôme Rebetez : Le conseil de la fondation BIEN (Bières Industrielles Ennuyeuses : NON !) décline toutes responsabilités en cas de dérapages des intervenants, d’accords choquants.
1. La Salamandre, bière de blé 5.5 % vol. aux accents épicés.
• Crottin de Chavignol – fromage au lait entier de chèvres de race Alpine, son nom vient du village de Chavignol dans la région du Sancerrois, AOC depuis 1976, son origine remonte au 16e siècle, c’est une pâte molle à croûte fleurie qui se consomme plus ou moins affinée.
Le côté crémeux, la fraîcheur de la bière, avec son versant légèrement miellé et celui orienté sur l’orange amère accompagnent sa problème ce fleuron du Sancerrois.
2. La Brouette (japonaise), bière ambrée, maltée avec une pointe de matcha, 5 % vol.
• Emmental vieux – Emmentaler le vrai – fromage de vache au lait entier produit en Suisse centrale dans la vallée de l’Emme, son histoire riche en rebondissements remonte au 15e siècle, c’est une pâte pressée cuite dont les meules de un mètre de diamètre pèsent de 75 à 120 kgs, son affinage peut dépasser 18 mois.
Superbe Emmental. Il n’a tout simplement rien à voir avec les gommes industrielles vendues un peu partout sous ce nom hélas dévoyé. La Brouette ambrée matche parfaitement avec cette pâte complexe. Pas seulement parce qu’elle comporte une pointe de thé matcha, mais grâce à sa fine amertume orchestré par le malt.
3. La Cuivrée, amber ale 4.5 % vol, fruitée, caramélisée et amère.
• Vacherin Fribourgeois – alpage le Vanil noir, élaboré au lait de vache entier, pâte légèrement pressée non cuite.
Un remarquable Vacherin d’alpage fabriqué en septembre dernier, à la fin d’une saison où la flore s’est révélée explosive. Bel accord avec cette Cuivrée dont les houblons proviennent essentiellement d’Amérique du nord.
4. La Meule, bière blonde amère à la sauge, 6 % vol.
• Bleu Basque – c’est un fromage persillé de brebis de fabrication saisonnière et artisanale, son ensemencement est toujours réalisé au pain de seigle, sa diffusion est confidentielle, son affinage délicat.
Une merveille que ce Bleu basque affiné durant 8 mois en caves très humides. Très bel accord, par contraste, avec la Meule, une blonde aux notes houblonnées intenses, évoquant la coumarine et le ginger. Très caressante dans son approche et caractérisée par une étonnante « amertume sèche » in fine.
5. La Mandragore, bière noire d’hiver confortable à l’épeautre, 8 % vol.
• Bleu de Saint Gall ou Jerzey bleu – c’est un fromage persillé au lait entier de vache de race Jersiaise, élaboré par Willi Schmidt au cœur du Toggenburg « je reconnais le pâturage dans le goût du lait « – sacré Willi !
Achtung bicyclette ! Là, on est carrément dans les stouts, des orges torréfiés, bref dans le pétrole, mais avec du confort. Beaucoup de confort. Une petite adjonction de malt fumé rehausse encore cette impression. On a le poivre, la réglisse et un rappel de soja en finale. Le bleu de Willi Schmidt troue le ciel. La Mandragore enveloppe le tout et vous envoie dans des contrées sauvages, inexplorées, où vous reviendrez. Accord magique !
6. Bats – bière ambrée au Tarry Suchong, 6.5 % vol.
• Saanen – lait de vache entier, pâte pressée cuite, alpages de Gstaad, aptitude au vieillissement, affinage maison de 23 mois, consommé en rebibes après 5 ans, autrefois on le réservait à la naissance pour le manger aux fiançailles.
• Gruyère « caramel » – 32 mois d’affinage, pâte pressée cuite, issu des alpages les plus riches en flore de la Gruyère, fabrication artisanale, exclusivité Jacques Duttweiler, qui en a déposé la marque, spécialité maison depuis 35 ans.
Deux très grands fromages. Le « Caramel » est même le meilleur que j’aie jamais dégusté du maestro Duttweiler. La BATS, une bière ambrée à l’odeur de caverne à l’aube de l’humanité, (« ou de mine d’asphalte » décrit Jérôme) est impeccable, au filet comme au fond du court. Le Tarry Suchond est un thé chinois. Oui, il y en a, mais pas que… il y a aussi du malt fumé au bois de hêtre et à la tourbe, chut…
Chers amis trapézistes, vous pensiez avoir tout vu, tout bu…
7. Spike and Jerôme, barley wine mûrie en fûts de Rhum 2011, 10.0276 % vol.
• Mimolette – l’origine de ce fromage est partagée entre les Pays Bas (Edam) et la France, c’est un fromage de vache à pâte pressée peu cuite, il est recouvert de cire pour certaines exportations, il doit sa couleur orangée à des procédés de conservation car il était autrefois utilisé comme aliment dans la marine, il peut être consommé jeune, vieux ou extra vieux.
Un vrai vin d’orge à l’anglaise. Cette extravagance ultime est une join venture brassicole entre la BFM et la brasserie Terrapin sise à Athens au fin fond de la Géorgie, Comment décrire un tel objet liquide ? Imaginez « des gars à grosse barbe et qui roulent en pick-up ». Genre Mark Oliver Everett, le chanteur de Eels, dans That look you give that guy. Voilà, c’est exactement cela. Et en prime, vous allez enfin savoir ce qu’est le goût umami. Quelqu’un dans la salle a tenté maladroitement de se raccrocher au bastingage en parlant d’un « vieux liquoreux en train de se piquer ». On ne lui a pas demandé avec quelle seringue… Il avait oublié de composer la bouche avec la Mimolette. Il faut toujours composer la bouchée avant de parler.
Âmes sensibles s’abstenir …
8. Abbaye de St Bon-Chien 2012, 11 % vol.
• Le trou du Cru – c’est un fromage au lait de vache à pâte molle à croûte lavée, originaire de Côte d’Or, il est lavé pendant 3 semaines au marc de Bourgogne, pour son odeur caractéristique et son goût puissant on l’appelle aussi la « petite Epoisse ».
« Bon chien était notre chatte qui fut sanctifiée lors de sa disparition. J’ai ajouté abbaye devant pour se moquer des abbayes belges qui n’existent pas… » explique Jérôme Rebetez.
Il oublie de dire que cette bière est légendaire. Elle pourrait se rapprocher des vieilles brunes flamandes. On parle toujours des bières. Elle fut sacrée « meilleure bière du monde » dans le New-York Times.
Et puis, Bon Chien, c’est aussi un peu la revanche de l’œnologue sur la bière :
« On est vraiment dans un côté… C’est assez austère, avec plus de complexité que les autres bières. 11 % Il y a un voile qui se forme en cours d’élevage. Ces brettanomyces ont des mécanismes enzymatiques qui leur permettent de fermenter d’autres levures. Ça donne de l’acidité. Mon boulot c’est de faire un assemblage de différentes barriques, dont des fûts qui ont contenu du Champagne. On les met ensemble pour avoir une ligne »
Alors, comment c’est, ces épousailles entre Bon Chien et le Trou du Cru ? « C’est pas le mariage du siècle, mais c’est pas mal » dixit Jacques Duttweiler.
Attention, cette fin de dégustation n’est pas à mettre à la portée des enfants…
9. √225 saison historique, 5 % volume, bière acidulée et amère élevée en barrique.
• Munster – fromage au lait cru de vache de race Vosgienne issu des départements des Vosges et du Haut Rhin, pâte molle à croûte lavée, son origine est due à une Abbaye Bénédictine située à Munster en Alsace, fondée au 7è siècle.
Et le « pire » pour la fin …
• Schabziger du Toggenbourg – fromage de lait de vache caillé maigre appelé Sérac, aromatisé aux herbes et au cumin sauvage, élaboré aux premières neiges, sa diffusion est confidentielle, son origine remonte au Moyen-âge.
Un alpage dans le Toggenburg. Dès que la neige a fondu, Félix Giger y monte avec ses vaches. A 2000 mètres. Là-haut, il élabore à partir du sérac un fromage qui claque superbement. Un concentré de terroir. Lait de vache, jus de trèfle pour précipiter le caillé, herbes aromatiques, cumin sauvage, une rivière qui coule au milieu du chalet d’alpage et rafraîchit naturellement la cave à fromages. On devrait sanctifier illico ce Félix Giger de produire de tels chefs-d’œuvre. Attention, c’est rarissime (quelques centaines de pièces produites par année) et, surtout, ça n’a rien à voir avec l’infâme Schabziger tronconique vendu un peu partout sous ce nom. Quant au Pia affiné à la bière, en provenance de la Lécherette, près du Col des Mosses, il nous a ramené, juste avant de conclure cette très belle soirée, vers des rivages plus familiers. Merci aux deux intervenants de la soirée pour ces accords de funambules et ces découvertes !
Comment
Très beau compte-rendu d’une soirée qui a eu être d’un grand intérêt.
Un bon belge ne peut qu’être intéressé par ce type de dégustations et accords, la bière étant une solution malheureusement trop peu utilisée en accompagnement de plats gastronomiques (et de fromages, même si ce n’est pas si évident, comme vous le faites bien remarquer). J’ai déjà eu l’occasion, avec grand plaisir, de goûter un peu de produits -excellents- de chez BFM, vous avez de la chance de trouver ce type de produits.
J’aurais été très curieux de gouter la Bon Chien et surtout poser des questions sur le type d’élevage, et le rôle des Bretts qui peuvent donner de si grandes choses dans le monde brassicole.