Très tôt, je quitte mon refuge au milieu des vignes avec « l’ivresse d’avoir bu au verre fragile de l’aube » comme l’écrit le grand Jaccottet, lequel d’entrer de son vivant dans La Pléiade.
La taille du personnage et l’agonie du disque dur
La journée va être intense. Elle commence à Vieux-Château Certan où nous accueille Guillaume Thienpont. Le vin a son toucher de bouche fondant et distingué, son parfum de violette. Ici, comme dans de nombreuses autres propriétés, on a réduit un peu le pourcentage de bois neuf : »il faut que costume soit à la taille du personnage » dit Guillaume. Il a raison. VCC 2013 est sapé comme un milord.
C’est ensuite le grand raout de Cheval Blanc. Chaque année, il règne ici une joyeuse effervescence, savamment entretenue par Pierre Lurton et son équipe. Ça vibrionne, tourbillonne, bourdonne tous azimuts. Difficile de rester concentré. Michel Bettane passe d’une table à une autre et s’étonne de la grande versatilité des échantillons.
Une dégustatrice pérore, les lèvres couleur pétrole : dans ce millésime 2013, elle ne retrouve pas tel arôme de peau d’orange confite qui, selon elle, ferait partie du patrimoine génétique de Cheval Blanc. Pierre Olivier Clouet ne sait que lui répondre. Comme on le comprend ! Dans ces cas-là, j’ai une seule envie. Fuir au grand air.
On enchaîne avec la dégustation des Saint-Emilion/Pomerol de l’UGCB à la Couspaude. La lumière est belle. Les vins se goûtent d’une manière inégale. Certains échantillons sont très fragiles, pas stables du tout. La pression atmosphérique est en train de changer. Mais pourquoi diable avoir confiné les dégustateurs autour d’une table où la moindre maladresse entraînerait la chute de plusieurs dizaines de verres et – grande angoisse du dégustateur – l’agonie du disque dur, alors que la salle contiguë, beaucoup plus grande, est vide ?
Trêve de confidences
Un déjeuner léger comme un souffle printanier et nous voilà en route vers Libourne, « une des villes les plus tristes de France » selon moi, malgré l’Isle et la Dordogne dont on dirait qu’elles ne sont là que pour adoucir sa mélancolie. Nous avons rendez-vous quai du Priourat aux établissements Moueix. Pas de Hosanna et pas de Providence cette année, millerandage oblige… Par qui serons-nous sauvés ?
Heureusement, Trotanoy et La Fleur-Pétrus brillent de distinction. L’équipe de tournage qui m’accompagne souhaiterait interviewer Christian Moueix sur le millésime. Il va venir. Finalement, on nous fait dire que toutes les explications figurent déjà dans le document de présentation du millésime. Il faudra donc se contenter de cette quinzaine de lignes. Un peu mince pour le réalisateur qui, du coup, aimerait sonder l’affable Anthony Hanson, consultant chez Christie’s. Celui-ci est d’accord, puis se ravise.
Vers la demeure des dieux
On l’aura compris : les confidences seront pour plus tard. Allez, zoup ! on plie bagage pour filer dare-dare vers Petrus sous un soleil étincelant. Dans la salle un groupe de Chinois suspendu aux paroles d’Olivier Berrouet. Petrus se goûte superbement. Voilà un des grands vins du millésime !
A l’entrée, un tableau contemporain. Il fait se télescoper représentations d’empereurs, maîtres anciens et dieux de la mythologie. Comme si nous étions sur l’Olympe !
« La chance de Petrus, c’est son sol argileux, qui lui a permis d’éviter les excès d’eau et les excès de sécheresse, ce qui paraît paradoxal, car on a eu les deux en 2013, la petite récolte due à la mauvaise floraison et l’état sanitaire du vignoble qui était parfait et qui nous a permis d’attendre le dernier moment, avant les pluies du 4/5 octobre. On a ramassé le cœur de Petrus avant ces événements pluvieux. »
Images d’un monde disparu
A quelques dizaines de mètres de là, dans le vignoble de Lafleur, nous rencontrons un laboureur qui travaille avec deux solides percherons, « un pour les travaux en force et l’autre pour les labours qui réclament plus de finesse. » Depuis quelques années, la traction animale réapparaît dans de nombreux vignobles. Le laboureur et son cheval sont en train de décavaillonner. C’est un travail précis qui permet de ramener au centre du rang la terre située entre les ceps grâce à une oreille du versoir décentrée par rapport à l’axe de traction. Le cheval et son meneur peuvent travailler ainsi un demi-hectare par jour, sans jamais toucher un seul cep ! Nous les regardons partir dans le rang. Le silence est à peine troublé par le bruit du vent et de la herse, ponctué seulement, à intervalles réguliers, par les onomatopées grâce auxquelles le laboureur guide son cheval. Une image qui semble nous parvenir d’un monde que l’on croyait disparu.
Un monde qui paraît en tout cas éloigné des préoccupations qui agitent le landerneau saint-émilionnais. Vite un p’tit noir dans un bar près de la salle des Dominicains. Le temps de croiser un chef de culture d’une des propriétés très connues de Pomerol. Il est Italien. Du Basilicate. Il est arrivé ici il y a deux ans. Tombé en amour pour le vin. Jamais, il ne retournera dans le sud de l’Italie. « Là-bas, ils ne savent pas travailler » dit-il, catégorique. Je lui demande quel est le vignoble de Pomerol qui le fait le plus rêver ? La réponse fuse, couvrant le bruit du percolateur : »Lafleur ! La tenue des vignes y est exemplaire ! » Tiens, tiens…
Règlements de comptes à Saint-Emilion
Ce n’est pas fini. J’ai un rencart avec Isabelle Saporta. Elle signe son livre Vino Business à la librairie de l’Envers du Décor et mes collègues veulent que je l’interviouwe. En ce moment, son livre suscite pas mal de buzz. Il fait même l’effet d’un pavé dans le Classement de 2012, qui n’en demandait pas tant. Hubert de Boüard (Hubertus Magnus dans le livre), qui fêtait samedi en grande pompe la rénovation de l’Angélus, a d’ailleurs déposé plainte pour diffamation contre Isabelle Saporta et son éditeur.
J’ai une demi-heure devant moi. De quoi lire en diagonale les 256 pages du livre de Saporta. A la différence de tous les faux journalistes qui disent avoir lu le livre dont ils sont censés rendre compte, mais qui ne l’ont pas fait, je précise d’emblée à Saporta d’où je parle : je ne suis pas journaliste, j’ai lu son livre à la vitesse de l’éclair, mais je connais un peu le sujet. Le décor est brossé, avec un parti-pris de mise en scène et de sensationnel. La description de la Fête de la Fleur oscille entre le synopsis d’un thriller (avec bodyguards, porte-flingues et courtisans) et les pages d’un magazine people. Mais de véritable analyse, façon Comédie humaine, point.
On a réduit ce livre à la question de Saint-Emilion et de son classement, il mérite sans doute mieux. Comme le répète en boucle le chef Constant dans l’émission Top Chef : » Y’a du travail… ça a du goût, c’est bien assaisonné ! » Est-ce que ça suffit à faire un grand plat ? Pas sûr.
Je commence l’entretien (on pourra voir un jour tout ça – si c’est retenu au montage – dans le film de Sergej Grgur) en demandant à l’auteure c’est vrai qu’elle a écrit un « petit livre sale » et qu’elle est une « salope » en six lettres ? Allusion à la contre-offensive sexiste et aux noms d’oiseaux qui ont fleuri sur la Toile avec une violence rare. Comme si ce livre en gênait plus d’un. Je m’étonne de la virulence de certaines réactions. Comme l’a déjà souligné Jacques Dupont. Quant aux autres journalistes, qui devraient pourtant se sentir concernés. Motus.
En fait, la vraie question est plutôt la suivante : est-ce qu’Isabelle Saporta n’est pas passée à côté de son sujet ? N’a-t-elle pas fait entrer la réalité dans un prisme subjectif – même si l’on sait que dans ce genre d’enquête il n’y a jamais de vérité objective, mais la mise en perspective de points de vue sur la réalité – prisme grossissant que l’on pourrait assimiler à celui de Mondovino ?
Je lui demande encore si elle n’a pas l’impression d’avoir un peu manqué son sujet. Il y avait là la matière à un vrai roman, le tableau d’une Comédie humaine extraordinairement condensée avec ses personnages, ses drames, ses turpitudes, son attrait pour l’argent déguisé en aspirations vers le beau, l’idéal et l’esthétique ? Isabelle Saporta défend pied à pied le territoire de son Vino Business. Elle est à la fois en mode promo et en mode parano. C’est normal.
Des pharisiens et du nouveau restaurant d’Hubertus Magnus
L’entretien a assez duré. Il est 19h00. Devant la librairie, ce n’est pas la foule des grands jours, mais l’ambiance est calme, détendue. Plusieurs célébrités de Saint-Emilion sont là. On y croise également Claude Bourguignon, François des Ligneris qui sert un canon aux passants. Jacques Berthomeau a quitté un instant sa conciergerie. Arrive ce cher Hervé Bizeul. Je lui demande ce qu’il pense du livre. Il n’a pas d’avis tranché (ce qui est inhabituel chez lui !). Le voilà qui s’exprime par parabole. Evoque l’épisode des pharisiens et de la première pierre. Je regarde autour de moi : où est la femme adultère ? Cette histoire me dépasse.
Nous avons les crocs. Avec mes commensaux italiens, nous dînons ce soir juste à côté, chez Hubertus Magnus. C’est une pure coïncidence. Une très jolie adresse en tout cas, avec une carte des vins éclectique. On y accède par une rue pentue aux pavés polis par les siècles. La cuisine est juste, mais un peu compliquée. Sa terrine de foie gras à l’anguille est une petite merveille. J’allais oublier de vous donner le nom du restaurant. Il s’appelle Logis de la Cadène.
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