Adresse aux lecteurs de ce blog :
Le numéro 60 de Vinifera consacré aux Bordeaux 2018 va paraître. Voici quelques extraits des Chroniques impertinentes, histoire de reprendre contact avec vous, chers lecteurs, après de longs mois en veilleuse. Et de décrire, en toute subjectivité, à quoi peut bien ressembler ma vie de dégustateur !
Merci de votre fidélité et bonne lecture !
Lundi 25 mars 2019 : Jour 1 La guerre est-elle déclarée ?
Traverser la France à grande vitesse, pas le temps de voir les paysages. Juste ces visages, ces voyageurs pressés dans les gares, l’œil rivé sur leur smartphone. Connectés avec l’ailleurs. Pour dire… quoi au juste ? « T’es où, tu fais quoi, on se voit quand ? » Le temps d’un aller-retour de Genève à Paris et de poursuivre ma lecture de La femme et le sacrifice de Anne Dufourmantelle : « De ce dialogue de l’âme avec elle-même que les Grecs ont appelé « la pensée » naît en même temps notre besoin de croire que quelqu’un nous entend… »
À Paris, tout feint d’être calme. Le printemps étend son règne. Quelques magasins de luxe sont entrés en résistance. Fausse vitrine en trompe-l’œil pour dissuader les casseurs. Avant-hier, c’était l’acte XIX des Gilets Jaunes. La veille, les feux ont été allumés sur FB :
LA GUERRE EST DÉCLARÉE !!!
RDV A L’ELYSÉE !!
En ce qui me concerne, c’est au George V que j’ai rendez-vous. Dans le hall d’entrée, d’immenses bouquets vous accueillent avec grâce. Il est temps d’entamer le dialogue avec les Bordeaux 2018 conseillés par Derenoncourt Consultants. Les vins dé lent. Les langues se délient parfois. Celle de mon voisin, un dégustateur qui a fait le voyage depuis la Belgique, dit pis que prendre des vins de Champagne. Mais restons à Bordeaux… Depuis plusieurs années, les vins sont ici judicieusement présentés selon leur terroir d’origine : sols de graves ou de sables ; coteaux argilo-calcaires ; plateaux argilo- calcaires. Cette lecture géo-sensorielle avec, à l’intérieur de chaque grande catégorie, toutes les subdivisions qui rendent compte de la diversité des crus, est un vecteur de compréhension du style propre à chaque propriété. Le rôle du consultant ne consiste pas ici à laisser son empreinte sur le vin qu’il conseille, mais à optimiser, de la vigne au chai, tous les paramètres qui vont peu à peu permettre à ce cru de se révéler.
Après trois heures de dégustation attentive, j’ai une première approche du millésime. De nombreux vins m’étonnent et me séduisent par leur équilibre et leur dimension tactile très réussie. Les textures de certains d’entre eux sont tout simplement monumentales, tant par leur consistance que par leur flexibilité. Cette opulence pourrait flirter avec le déséquilibre, la pesanteur, le côté solaire un peu décadent. Eh bien non ! C’est rasséréné que je rejoins la gare de Lyon. Le jingle de la SNCF retentit toutes les minutes pour signaler un train en partance. Celui-ci me poursuit dans la rame du TGV. David Gilmour a fait une chanson de ce do/sol/la/mi. Je l’écoute dans le train immobilisé. Problème technique. Le conducteur doit faire face à une panne du système informatique. Un technicien va venir lui porter assistance.
Nous sommes à Pompéi maintenant. Le guitariste de Pink Floyd chante : Rattle that lock and loose those chains / Brise ces entraves et quitte tes chaînes.
Non, non, ce n’est pas (encore) la guerre. Juste la fin d’une belle journée de printemps.
2 Comments
Salut, Jacques
La femme et le sacrifice est donc un livre remarquable … (la sauvagerie maternelle également).
Le smartphone comme piteux cheval de Troie du monde numérique, que Sylvain Tesson qualifie de souricière à coercition …
Un court extrait de « la femme et le sacrifice », de la regrettée Anne Dufourmantelle :
L’adolescence est faite pour trouver le chemin d’une révolte qui brisera quelque peu les chaînes de cette fidélité pour entrer dans sa vie. Mais la plupart des êtres restent en deçà de l’adolescence, ligotés par des serments qu’ils ignorent avoir prononcés, par une fidélité qui leur fait recommencer toujours les mêmes liens, même s’ils se révèlent être faits de haine, d’abandon, de trahison. Ils veulent retrouver le goût de ce premier objet d’amour perdu, ce ravissement dans lequel ils ont été pris « avant ». Il faut croire que la liberté est difficile quand elle signifie trahir celui ou celle qui nous a mis au monde. Je veux dire vraiment désobéir, pas se révolter dans la haine mais briser les désenvoûtements, affronter les spectres du passé et prendre la mesure de sa voix intime, celle qui vous convoque à enfreindre des lois séculaires pour aller à la rencontre, dans une grande solitude, de la dimension de l’inespéré. Or nous sommes des êtres d’obéissance et nous sommes accablés sous le poids de nos devoirs et de nos dettes. Comment ne pas le reconnaître devant la multitude de ces vies brisées, défaites sous le poids de ces deuils impossibles, de ces loyautés tenues jusqu’à la déchéance, de cette impossibilité que nous avons à forcer l’inéluctable pour trouver notre propre voie ?