Il faut rêver d’un Fontenelle amoureux du goût qui écrirait « De mémoire de gourmet on n’a jamais vu mourir un grand cuisinier !» Tous les arpenteurs du goût sont comme les roses sous la main des jardiniers : ils gardent le souvenir des mets qui les ont emportés ailleurs, vers une extase à la fois sensuelle et spirituelle, un archipel fascinant où l’humble nécessité de se nourrir fait place à des impression, à des atmosphères, une communion qui transforment ce moment particulier en événement inoubliable.
Christophe Ziegert s’est éteint dans la nuit de lundi à mardi à l’âge de 82 ans. Ce cuisinier exemplaire aura incarné la passion de la cuisine et du goût, qui est d’abord sens du partage et de l’équilibre. Dès le début des années soixante-dix ce visionnaire avait compris qu’un restaurant était un lieu d’écoute, de dialogue et de restauration des forces vives. Il avait ainsi choisi de faire de son auberge de Bugnaux un lieu de sérénité et de temps suspendu, un forme d’art où se conjuguaient bien manger et bien vivre. Je revois le jardin des herbes à l’entrée, la fontaine circulaire, puis la terrasse au-dessus du lac avec son gravier ratissé à la manière des jardins japonais. La grande silhouette de Christophe enfin, près de la cuisine, dégageant une énergie incroyable, les deux pieds chevillés sur la terre, la tête dans les étoiles.
Un jour, il m’avait entraîné vers la cuisine, pris sa place habituelle, devant les feux : « je commence ainsi avec ceux qui entrent chez nous, par la posture. C’est important pour cuisiner, de se tenir ainsi, parfaitement campé sur ses pieds et d’avoir le bon geste. Au fond, c’est simple, la cuisine, ça passe par là : maîtrise du geste, maîtrise du feu et maîtrise du temps ! »
Je revois mon ami Christophe Ziegert avec sa mine gourmande, sa stature de géant au physique de bonze ou de moine zen. La comparaison n’est pas fortuite : son approche était très proche de celle codifiée par maître Dōgen dans le célèbre Instructions aux cuisiniers.
Cuisiner, c’est toujours cuisiner sa vie. Chaque jour on refait les gestes. Concentration. Douceur. Flexibilité. Il existe une correspondance entre la saveur, la qualité de la nourriture et notre état d’esprit.
Je relis ces lignes de maître Dōgen ; une fois de plus, je suis troublé par les correspondances qu’elles tissent avec ce que fut la pratique de Christophe Ziegert, jour après jour, année après année, entretenant la flamme. Entré en cuisine à l’âge de 15 ans, il a vécu, plus de soixante ans durant, il a pratiqué cette ascèse qui était générosité et don aux autres, cette ascèse sans laquelle pour lui la vie n’aurait pas eu de saveur : sentir, capter, percevoir, éprouver le monde jusque dans ses moindres frémissements en termes de goût et de d’échange, sans lesquels nous n’existerions pas.
« Je pensais justement à cela aujourd’hui, en faisant mon marché, en découvrant de beaux produits. C’est ça le ressourcement : toute créativité prend naissance dans le partage et sans partage, nous ne sommes rien ! »
Comme tout vrai cuisinier, il respectait le produit. C’est une des raisons pour laquelle il avait très tôt supprimé la carte à Bugnaux, pratiquant ainsi, l’un des premiers, une cuisine « retour du marché » dont il a anticipé la mode. Il avait renoncé également aux apprêts de la grande gastronomie. Chez lui, ni homard, ni langoustine, ni truffe, ni foie gras, mais déjà les produits de proximité, parfois une assiette de « simples » légumes apprêtés avec amour ou cette églade de moules cuites sur des aiguilles de pin avec laquelle il accueillait, certains soirs de fête, les visiteurs !
Dōgen : « Quand vous faites la cuisine, ne regardez pas les choses ordinaires d’un regard ordinaire, avec des sentiments et des pensées ordinaires. Avec cette feuille de légume que vous tournez dans vos doigts construisez une splendide demeure (…) et faites que cet infime grain de poussière proclame sa Loi. »
Je me souviens d’un producteur très connu de Champagne qui avait découvert l’auberge de Bugnaux au milieu des années quatre-vingt. Chaque année, après les vendanges et les premières vinifications, il venait passer quelques jours dans la région, pour se reposer, dînant à plusieurs reprises, seul, à Bugnaux. Il y avait une forme de pèlerinage et de recueillement dans ce rituel. La dernière année, atteint d’une maladie incurable, le viticulteur a tenu quand même à venir une dernière fois chez Saint-Pierre : c’est ainsi qu’il nommait Christophe parce que, pensait-il, le chef de Bugnaux détenait les clés du paradis.
J’ignore s’il existe un paradis. Une chose est certaine : si Saint-Pierre existe, je suis sûr qu’il a accueilli Christophe avec le rang et l’amitié qui lui sont dus.
Dōgen : Trois qualités sont primordiales chez le cuisinier : la joie de vivre, la bienveillance et la grandeur d’esprit.
Ces trois qualités, non seulement Christophe les avait, mais il les cultivait. Merci pour tout ce qu’il nous a donné ! Il restera toujours dans notre mémoire.
Comment
Difficile de se dire que Christophe est parti et qu’il ne va pas débarquer un prochain matin avec son grand sourire, pousser la porte du CAVE, lancer un « Bonjour tout le monde » et serrer de son immense main la nôtre, en nous racontant ses dernières découvertes et autres chantiers culinaires. Incroyable personnage, puissant, profond, charismatique et terriblement attachant. Il va falloir du temps pour réaliser et accepter. Mais en attendant, il est toujours là, dans un coin de nos têtes. Et pour longtemps.
Je suis très ému.