Le beau temps, la disponibilité de trois amis, qui savent lire parmi les signes des fleurs, des pierres et des oiseaux, et l’écrin somptueux du Binntal et du Devero, ont permis cette alchimie.
Celle d’un rêve arrimé au réel, d’une vallée à l’autre, chevauchant des temps géologiques contractés, imbriqués, jusqu'à ces instants suspendus que relie le chemin d'altitude : c’est le parfum d’une fleur rare, le vol d’un aigle royal, le chant d’un accenteur alpin trouant le silence, tout près du Gässpfad, c’est ce désert minéral de roches serpentines, la sensation de marcher au fond des mers (oh oui !), cette lumière qui éclaire soudain des tours crénelées, un gisement fabuleux : serait-ce un glacier, une illusion d’optique ? Là-haut, juste sous le Holzjihorn…
Serait-ce un glacier, une illusion d'optique ?
Et puis, le premier soir, c’est l’arrivée à la Binntalhütte, 2269 m, presque bondée. Des familles en cortège, des jeunes filles qui ont emporté leur tricot, des randonneurs aux mines de fringale, de rares alpinistes, l'oeil dardé sur le lendemain : tout un monde qui attend l'heure fatidique, celle du souper (comme on dit ici). C'est le moment de sortir du sac l’Humagne rouge Antica 2008 de Cornulus vrai vin de vigueur, particulièrement indiqué en pareilles circonstances…
M. Imhof, gardien de la Binntalhütte. Photo Michel Maire.
Après y avoir trempé ses lèvres, le gardien du refuge, M. Imhof s’empare de son accordéon diatonique et nous emporte dans des polkas et des promesses d’aube. C’est sans doute sa dernière saison ici, mais la nostalgie n’a plus cours sur ces hauteurs : Ombra mai fu soave più.
Le lac Devero : le Montana, cher à Harrison, à Brautigan, tant d'autres encore, comme si nous y étions !
Le lendemain, montant sur le chemin des mulets et des Walser, en direction de l’Albrunpass, je pensais à Gary Snyder, à ce monde sauvage qu’il décrit à la perfection : « Il existe un univers situé au-delà du monde que nous voyons, qui est le même monde mais plus ouvert, plus transparent, sans blocs. » Nous y sommes !
Dans le lointain, les lacs de l’immense Devero, miroirs d’émeraudes, scintillent…
Quelques heures encore avant de rejoindre Crampiolo. Rythmes, sensations, images et visions : ces heures sont de bonnes heures. Chacun voudrait qu’elles durent toujours. Mais, ce sera la cas, n’est-ce pas, dans la magie du souvenir ?
La petite chapelle de Crampiolo.
Un peu plus tard, voici Crampiolo, 1767 m, sur l’alpe Devero. Une après-midi ensoleillée. Une petite auberge, la Baita (la « maison ») dont J.L. Kuffer a déjà vanté les mérites. Ici, au bord de la rivière, sous le regard de l’aigle royal lacérant l’ombre du Pixxo Fixxo, vient le moment de l’immobilité, à musarder au soleil, au bord de la rivière. A Michel, l’ornithologue, je demande des précisions sur cet autre oiseau qui me fascine : le pétrel-tempête. Rares sont ceux qui ont pu l'apercevoir. Il ne vient à terre que pour nicher. En dehors de cela, sa présence est le présage d'une tempête.
L'océanite se laisse porter par la vague où il dormira. A la montagne, l'ombre est venue sur les flancs de la montagne qui nous fait face, là où l'aigle royal survolait son aire. Le soir, à la Baita, le repas est festif, comme souvent dans les refuges d'altitude en Italie, avec un roboratif Barolo 2004 de Pira qui fleure bon la réglisse de Serralunga.
Oeillet superbe. Photo Michel Maire.
Et encore, le lendemain, la montée vers le Passo della Rossa, comme un apex. Un chemin rude, cet escalier qui vous emporte vers des contrastes verticaux : quelques échelles à franchir, des chaînes où l'on se hisse ; on débouche, soudain, au sur un vaste plateau d’altitude, dans un enchevêtrement minéral, jalonné de lacs de montagnes.
Ce désert minéral de roches serpentines, cette sensation de marcher au fond des mers…
Au Passo della Rossa, cairns et homme immobile.
De là, le chemin plonge ensuite de l'autre côté de la frontière, après avoir longé la rive orientale du Geisspfadsee, en direction de Mässeralp, traversant une gigantesque zone d'éboulis.
Geisspfadsee. Photo Michel Maire.
Après quelques heures de marche, voici à nouveau Fäld. Dans une trouée, au milieu des mélèzes, chantent les burins sur la roche : toute une population d’orpailleurs s’active, marteau de géologue à la main. Des jeunes, des moins jeunes, tous venus ici en quête de minéraux rares ! L’endroit est connu pour ses mines. Parmi la trentaine de roches découvertes en Suisse depuis un siècle et des poussières, la majorité provient du Binntal, parmi lesquelles la sartorite, découverte en 1868.
En ce qui nous concerne, nous nous contenterons pour aujourd'hui de la serpentine : voici venu le moment d'une grande panachée sur la terrasse de l’unique café du village !
Le village de Fäld (ou Im Feld) dans le Binntal
L’itinéraire
1er jour : Fäld-Binntalhütte : 3h00
2e jour : Binntalhütte-Crampiolo par l’Albrunpass : 2h30
3e jour : Crampiolo-Fäld par le Passo della Rossa (Geisspfad) : 5h00. Une courte section avec une échelle et des chaînes.
1er jour : Fäld-Binntalhütte : 3h00
2e jour : Binntalhütte-Crampiolo par l’Albrunpass : 2h30
3e jour : Crampiolo-Fäld par le Passo della Rossa (Geisspfad) : 5h00. Une courte section avec une échelle et des chaînes.
Cette randonnée peut évidemment se faire en deux jours en allant directement de Fäld à Crampiolo.
Liste des plantes observées durant ces trois jours par mes amis biologistes, M. et M.A. :
Rubanier à feuilles étroites / Ciboulette (Allium schoenoparsum) / Orchis grenouille (Coeloglossum viride) / Renouée vivipare (Polygonum viviparum) / Silène couché (Silene vulgaris ssp prostrata) / Silène sans pédoncule (Silene excapa) / Œillet superbe (Dianthus superbus) / Œillet des Chartreux (Dianthus carthusianorum) /Aconit tue-loup (Aconitum lycoctonum) / Pulsatille soufrée (Pulsatilla apiifolia) / Renoncule des glaciers (Ranunculus glacialis) / Cresson des chamois (Pritzelago alpina) / Lunetière lisse (Biscutella laevigata) / Rhodiole rose (Rhodiola rosea) / Saxifrage à feuilles opposées (Saxifraga oppositifolia) / Saxifrage aizon (Saxifraga paniculata)/ Saxifrage faux aizon (Saxifraga aizoides) / Saxifrage à feuilles rondes (Saxifraga rotundifolia) / Saxifrage étoilée (Saxifraga stellaris) / Parnassie des marais (Parnassia palustris) / Trèfle des Alpes (Trifolium alpinum) /Astragale à fleurs pendantes (Astragalus penduliflorus) / Pensée à deux fleurs (Viola biflora) / Petite Astrance( Astrantia minor) /Azalée des Alpesm(Loiseleuria procumbens) / Rhododendron ferrugineux (Rhododendron ferrugineum) / Myrtille (Vaccinum myrtillus) / Primevère hirsute (Primula hirsuta) / Androsace des Alpes (Androsace alpina) / Gentiane pourpre (Gentiana purpurea) / Pédiculaire de Kerner (Pedicularis kerneri) / Campanule incisée (Campanula excisa) / Campanule barbue (Campanula barbata) /Chrysanthème des Alpes (Leucanthemopsis alpina) /Adénostyle à feuilles d'alliaire (Adenostyles alliariae) / Séneçon blanchâtre (Senecio incanus) /Arnica des montagnes (Arnica Montana) / Centaurée nervée (Centaurea nervosa) / Cirse épineux (Cirsium spinosissimum) / Laitue des Alpes (Cicerbita alpina) /Solidage verge d'or (Solidago virgaurea) / Aster des Alpes (Aster alpinus) / Porcelle à une tête (Hypochoeris uniflora) / Achillée à grandes feuilles (Achillea macrophylla)
11 Comments
Heureux que tu as trouvé cette merveille autour du Binntal – j’éspère que tu aie également découvert les nombreuses signes du vieux sentier muletier de l’Albrun – entre autre les deux ponts à arches datant du XVI siècle (la Schärtmoosbrücke dans la Twingischlucht et celle de Binn – probablement construits avec l’aide d’un Walser constructeur – un Baumeister de Gressonay?) – voilà des souvenirs d’un travail exécuté par un étudiant de géographie pour la ViaStoria il y a 25 ans …
Bonjour Bendicht, merci pour ces précisions ! Décidément, tu as été partout. Oui, bien sûr, je les ai vus ces ponts extraordinaires, celui au-dessus de la Binna, ainsi que le chemin muletier. On constate que l’Albrunpass était un lieu de passage important entre les deux vallées. D’ailleurs, le jour où nous y étions, une forte cohorte d’Ossolans montait au col, à la frontière, pour célébrer l’amitié et les rencontres entre les peuples.
S’il n’y avait que des montagnes sur cette planète, quel type de civilisation aurions nous créé ?
Qui peut le savoir François?
Pour ceux qui jusqu’à la fin du Moyen Age vivaient parmi les montagnes, il n’y avait sans doute qu’un monde : celui dont les frontières étaient délimitées par les distances qu’il était humainement possible de parcourir, juste avant de voir la mer ! De là à dire que, in illo tempore, toute pensée était d’abord une pensée en marche…
Jacques: Hélas que je n’ai justement pas été partout et c’est pourquoi je suis avec un grand plaisir tes déscriptions variées sur mes sujets préférées – la montagne, le vin, la bouffe et – frei nach Brecht dans cette ordre – les réfléxions morales…
A propos du désarroi du marcheur libre mais qui ne verra jamais tout (et qui aura ses peines), on pourra lire ce petit bijou :
http://www.bibliomonde.com/livre...
Merci de signaler ce livre, Laurent, il est excellent ! On rêve d’écrire la suite qui pourrait s’intituler – clin d’oeil à Heidegger – "Chemins qui vous ramènent à votre point d’origine". Ci-dessus, le premier…
Jacques,
Un autre récit, peu connu, très touchant :
/livre.fnac.com/a1533490/Laurie-Lee-Un-beau-matin-d-ete
Bonjour,
A la recherche d’une rando dans le Binntal, je suis tombée sur votre blog. Les références littéraires ont attiré mon attention… Harrison, Brautigan, les grands espaces, il ne m’en a pas fallu plus pour me décider à mettre mes pas dans les vôtres deux ans après…
Bien m’en a pris, j’ai vécu des moments forts, dans une rando qui restera dans ma mémoire comme l’une des plus belles.
Un regret, une frustration cependant de ne pas avoir été accompagnée par un géologue.
Bon vent et bonne route,
Patricia
Cher Monsieur au pied philosophal, bonjour
Rapide hommage à cette belle description de votre randonnée autour du Tscherbadung.
Il y a 2 ans, j’effectuais le même parcours après une nuit à la Binntalhütte précédée d’ un excellent souper très roboratif.
A l’aube, belle rencontre au pied de l’Ofenhorn, un couple venant d’Allemagne, âgé de 85 ans et aux pieds d’une rare agilité.
Campriolo, le lac de Devero et celui des sorcières …quel enchantement juste avant de gravir le Passo della Rossa dans son cadre automnal.
Grâce à un balisage précis et très soutenu le long de ce haut-plateau italien, gamber des blocs à la dimension d’une maison
permet de suivre une vision lunaire jusqu’à cette rupture du relief marquée par une armada de kerns.En lieu et place de la borne frontière je découvre un piquet de marquage géodésique, mon tort est de m’y être dirigé pour me trouver ensuite en plongée sur les éboulis d’un couloir hostile annonciateur d’une descente lente, pénible et harassante..la nuit approchant.
Après quelques minutes de crapahutage je me retourne vers le col afin d’ évaluer ma distance au fameux piquet…et là je m’ apercois qu’un sentier très bien marqué borde le couloir par les hauts…Ouf, la nuit se faisant sentir, il reste encore l’alpage et la forêt à traverser.
Arrivée à Feld à la tombée de la nuit.L’aubergiste me régale d’une de ses spécialités au fromage…
Après le montage de la tente, entrée discrète et sur la pointe des pieds au royaume de Morphée…
Deux ans plus tard, il me semble m’être tout juste réveillé tant ces précieux et merveilleux instants repassent en boucle.