Un ballon de foot-ball qui adopte d’étranges trajectoires, qui file dans les endroits les plus saugrenus. Par exemple une crypte, où de redoutables contrebandiers cachent leurs trésors, ou sur un balcon inaccessible. Heureusement, un jeune garçon est là pour le récupérer : une fille, que personne n’a jamais vue dans l’immeuble, l’observe, depuis le troisième étage…
Nous sommes à Naples, dans les années d’après guerre, dans cette ville étonnante, bigarrée, foisonnante, plurielle, où l’italien même est une langue étrangère. Une ville qui intègre non seulement différentes couches sociales, mais également des époques, des temps différents. « L’immeuble et les habitants sont le Moyen Age qui a enfilé le pantalon du présent », note le jeune héros.
Dix plus tard, l'adolescent noue une relation privilégiée avec don Gaetano, le concierge de l’immeuble où il vit. Ancien résistant, figure protectrice, paternelle – le garçon est orphelin – Don Gaetano est un as de la scopa, cuisinier, expert en toutes sortes de réparations, doublé d’un sage et d’un medium qui « entend les pensées qui sont dans la têtes des gens. ». A travers cet être singulier, ce passeur, le jeune homme découvre le monde, ses habitants, ses lois non écrites, ses mystères, ses secrets.
Tel est le synosis du dernier Erri de Luca, Le jour avant le bonheur, livre initiatique d’un écrivain dont l’œuvre est l’une des plus importantes de la littérature contemporaine.
"Fils de : adieu Personne, adieu faux papiers d'Ulysse. On m'avait coincé entre un père assassin et une mère infidèle, entre celui qui s'enfuyait outre-mer et celle qui descendait sous terre. Je devais forcément leur ressembler. Je n'étais pas libre de ne ressembler à personne. Tout le reste du monde ne pouvait plus me servir d'origine."
Erri de Luca vu par Armand Borlant
Erri de Luca a passé son enfance à Naples, ce phare, cette ville-personnage, dure et tendre à la fois, qui continue d’irriguer ses rêves et ses visions, au-delà de laquelle commence, « peut-être l’univers ».
Depuis Montedidio, avant encore, depuis qu’il sait lire les signes, Erri de Luca vient de là, de cette pulsation, de ce tuf, ces ruelles braillardes, de ce soleil qu’apprivoisent des vitriers frondeurs pour éclairer aussi les pauvres, réchauffer les aveugles, de ce vent qui vole les paroles, de ces saveurs, de cette sensualité à fleur de peau. Dans Un jour avant le bonheur, son écriture, fluide, aérienne, incantatoire, simplement superbe, est comme un hymne aux éléments, aux forces de la vie, un chant d’amour.
Les personnages de l’immeuble et du basso (habitations typiques des vieux quartiers de Naples), vus à travers la « loupe de philatéliste » de Don Gaetano et de son émule, sont saisis avec une justesse, une précision du trait, un amour évident de l’humanité : un comte qui sacrifie sa fortune au jeu ; une veuve aux charmes accueillants ; Da Capa, un cordonnier, dont les histoires ne s’achèvent mènent tout droit à la capitulation ; Mme Sanfelice et son panier qui ressemble à un temps suspendu ; Cummoglio, le comptable, et Oreste et Pylade, ses jumeaux parfaitement identiques ; le professeur Cotico et ses vers …
Tout un monde bruissant, coloré, qui évite l’écueil du pittoresque ou de la description fastidieuse, une pâte humaine, une transparence devant laquelle on ne peut que s’incliner, tant le regard d’Erri de Luca, humble et acéré, restitue la substance même de la vie : « L’écrivain doit être plus petit que la matière dont il parle. »
Erri de Luca, poète, écrivain, alpiniste et amateur de vins… "L'écrivain doit être plus petit que la matière dont il parle."
Et puis, comme dans la chanson, on découvre Anna, la fille du troisième étage, qui a grandi ; Anna la folle, gardienne de l’amour et du feu, à laquelle le jeune homme n’a jamais cessé, Anna qu’il retrouve enfin, pour laquelle il offrirait sa vie car c’est le seul don qui compte ; Anna, promise à un camorriste, Anna qui « descendue des vitres » par sa présence et l’amour qu’elle inspire ouvre à la fois l’espace de la tragédie et de l’exil :
« Elle détacha les mains de mes hanches et sortit de mon sexe tout le oui qui avait couru en elle. Mon oui d’épuisement et d’adieu, de bienvenue, le oui de la marionnette qui s’avachit sans la main qui tient ses fils. Je glissai sur le côté et je vis le lit taché de sang.
« C’est le nôtre, c’est l’encre de notre pacte. Tu as mis en moi ton initiale, que j’ai attendue, intacte. Je lui donnerai un corps et un nom. »
« C’est le nôtre, c’est l’encre de notre pacte. Tu as mis en moi ton initiale, que j’ai attendue, intacte. Je lui donnerai un corps et un nom. »
Voir également ici
Le livre Erri De Luca, Le jour avant le bonheur
4 Comments
Avec ces quelques lignes, jacques, tu nous donnes envie de courir acheter ce livre!!!
Merci pour ces livres que tu nous permets de découvrir.
Jacques, est-ce qu’Erri de Luca, n’est pas un de ces rares personnages à savoir lier ascétime et hédonisme?
Pour trés peu le connaitre, il me donne impression d’avoir une rigueur de vie pour accèder à des plaisirs vrais et plus grands.
Un peu le Diogène des temps modernes en moins excessif, ou alors le mythe n’a pas encore eu le temps d’être brodé.
Le jour avant le bonheur: tout un programme!
C’est le genre de titre qui me fait acheter un livre, mais sans ton texte, je n’étais pas prèt ( j’ai encore la tête dans le guidon)
Non Pascal, je sais, le Tour de france est fini, mais les vignes ne sont pas encore à jour.
Tu l’as bien perçu, Michel : Erri de Luca, c’est exactement cela, un équilibre subtil entre ascétisme et hédonisme. En rupture de ban, dès son adolescence, avec sa famille, il s’est engagée dans la lutte armée (Lotta continua), puis a travaillé durant de nombreuses années en usine et sur des chantiers. Il n’a commencé à publier que tardivement, incité par l’éditeur Feltrinelli. Celui qui dit, ironiquement, s’intéresser davantage aux vins qu’à la littérature est également un grimpeur de très haut niveau, qui a récemment publié un très beau livre, une méditation sur la montagne et ses beauté : sur la trace de Nives, où il poursuit un dialogue avec Nives Meroi, alpiniste italienne en "compétition" pour les quatorze 8000 m.
Ce serait donc les bonnes heures qui nous attendent, les mêmes que nous guettons ? Des fulgurances à peine aperçues dans le ballet des jours et dont il faut savoir garder la trace ?
Son regard semble tendu vers lui, aiguisé à scalper les fardeaux l’entourant, obstiné à ne pas en perdre miette.
Furieuse envie de lire.