Une force vive de la Bourgogne s’en est allée
Ayant mis sur orbite avec Michel Feuillat le Diplôme de Technicien en Œnologie (DTO) à l’Université de Bourgogne, formation organisée sur une année universitaire, une journée par semaine, dans le cadre de la formation continue, j’ai vu arriver en 1986 Anne Claude leflaive, Anne Gros, Bertrand Maume et Jean-Pierre de Smet. C’est cependant à l’occasion d’une dégustation du Montrachet avec les producteurs qui avaient bien voulu participer, en 1990, que j’ai fait vraiment fait la connaissance d’Anne-Claude. J’organisais tous les deux mois une dégustation par « climats » classés Grand Cru, dégustation que j’animais avec Henri Jayer. Au repas qui suivit la dégustation des Montrachet, Anne-Claude s’installa entre Henri et moi, et une belle histoire d’amitié naquit entre nous trois. Elle nous dit combien cela était précieux de déguster ses vins en compagnie d’autres producteurs, et que c’était la première fois qu’elle avait l’occasion de déguster les vins des autres propriétaires. Elle m’avait également proposé d’inviter Pierre Morey qui venait de prendre le poste de régisseur au Domaine Leflaive, et qui avait eu en fermage le Montrachet du Domaine Lafon, avant que Dominique n’en reprenne les commandes… Quand, à la fin des années 1990, Henri et moi avons pensé organiser des rencontres annuelles, « Vignerons, gourmets et terroirs du monde », Anne-Claude y participa d’emblée et proposa par la suite à Eric Rémy, qui succéda à Pierre Morey, d’y aller à sa place.
La rencontre, source d’inspiration et d’action
J’évoque ces premières rencontres, car Anne-Claude était une fabuleuse activatrice de rencontres fécondes. Invitée par Jean-Claude Rateau, un des premiers vignerons bio-dynamiste en Bourgogne avec Didier Montchauvot et Emmanuel Giboulot, à une journée animée par Claude Bourguignon en 1989, elle fut une des premières à être alertée par sa parole devenue célèbre : « Si vous continuez comme cela avec la viticulture chimique vos sols ne contiendront bientôt pas plus de vie que ceux du Sahara ! » Aubert de Villaine lui donna alors les coordonnées de François Bouchet, et l’aventure bio-dynamique commença. Aubert prit intérêt d’emblée à son travail et s’engagera plusieurs années plus tard à ses côtés dans la création de l’Ecole des Terroirs… Rencontrant Bruno Quenioux, et devenant amie avec lui, elle lui proposa de donner un cours essentiel : « Désapprendre à déguster ». La dégustation moderne est très réductrice, fondée sur le primat de la dimension aromatique, ce qui l’éloigne du terroir qui ne se révèle qu’en bouche par sa sapidité et sa minéralité… Bien évidemment sa route croisa celle de Nicolas Joly avec lequel elle s’engagea dans l’association « Renaissance des Appellations », offrant à ce dernier son espace pour y accueillir les dégustations des vins des nouveaux postulants… L’inventaire de toutes ces belles rencontres mériterait l’écriture d’un livre !
Une expérience unique au monde, les trois types de viticulture au Clavoillon
Anne-Claude a décidé d’expérimenter, sur le climat « Clavoillon », les trois méthodes de viticulture contemporaines : chimique, biologique et biodynamique. Elle a demandé à Claude Bourguignon de mesurer l’activité microbienne présente dans les sols, lequel a constaté que c’est la méthode biodynamique qui favorise le plus la vie, celle des vers de terre comme celle des microbes, qui génère donc le développement de tout ce qui est utile pour la plante. Du coup, cette dernière est beaucoup moins sensible aux maladies, qu’elles soient cryptogamiques ou dégénératives. Grâce à cette méthode, sans qu’on sache encore très bien pourquoi à l’époque, on a ainsi pu mettre en évidence qu’on a une exaltation plus grande du potentiel original de chaque parcelle, donc une expression plus précise du terroir. Quel dommage que ces expériences n’aient guère intéressé les différentes organisations professionnelles et de recherche. « Ce sont d’abord les étrangers qui sont venus nous voir. Mais depuis quelques années nous recevons de plus en plus de viticulteurs français… », pouvait elle alors dire à la fin des années 1990 !
Et d’ajouter : « Nos actionnaires comme nos clients se sont inquiétés : n’allions-nous pas changer le style des vins du Domaine Leflaive ? C’est un fait que les vins, au début, paraissaient plus rustiques, moins fins et moins élégants donc. Mais cela venait sans doute du changement opéré par le nouveau travail de la vigne. Et tous nos clients ont été séduits par la réussite incroyable en ce millésime délicat que fut 1998.
Nous avons organisé des dégustations comparatives à partir de 1993 (méthode chimique, méthode biologique, méthode biodynamique) et nous avons été frappés par le fait que nos clients retrouvaient toujours les vins issus de la viticulture biodynamique et qu’ils avaient leur préférence. Au niveau des composants du vin, on note une acidité plus importante, même en millésime difficile. Les vins présentent un meilleur potentiel de vieillissement et une vivacité plus forte. Ils sont cependant, dans le même mouvement, plus harmonieux en bouche et leur minéralité s’exprime beaucoup mieux en respectant l’identité de chaque climat. »
Pour avoir eu l’occasion de faire l’expérience plus d’une dizaine de fois, j’ai toujours reconnu, à l’aveugle, le vin issu de la méthode bio-dynamique. Sapidité évidente, grande expression minérale, flexibilité délicate de la consistance, texture satinée, vivacité alerte, éclatante viscosité, longueur et belle persistance aromatique… Un vin qui fait la spirale ascendante en bouche !
Un élevage des vins bien plus facile
« Après sept à huit ans de viticulture biodynamique, les moûts sont plus équilibrés et les levures indigènes très actives. On n’a donc plus besoin d’introduire des levures industrielles pour les fermentations comme on le fait quasi-systématiquement quand on travaille en viticulture chimique. Les fermentations durent plus longtemps, gage de complexité, de finesse et de précision dans l’expression du terroir. L’élevage se fait ensuite tranquillement, sans qu’on ait besoin d’intervenir pour « rectifier », ce qui dénature le vin. «
On a changé de comportement
« Sans qu’on en ait pris conscience, on a changé de comportement. La viticulture chimique est une méthode de lutte, comme les techniques d’intervention génétique d’ailleurs. On soigne les effets, les symptômes… Avec la biodynamie, on soigne les causes. On réinstaure un équilibre de la plante, de la flore et de la faune. On redonne à la plante sa capacité à retrouver sa force, sa capacité de résistance face aux attaques diverses : champignons, parasites… On devient plus calme, plus serein. On se dit que la vigne va pouvoir résister. On accompagne la vigne pour qu’elle puisse lutter par elle-même, on renforce sa vitalité. Pourquoi redonne-t-on sa force à la vigne ? Parce que l’on travaille exclusivement avec des produits naturels, avec des produits vivants. »
Un travail essentiel, une présence pérenne
Si tu n’es plus avec nous physiquement sur cette terre chère Anne-Claude, ta présence restera pour toujours gravée dans la mémoire vigneronne. Tu es une de celles qui a réveillé les terroirs, qui a compris que la nature est toujours plus forte que l’homme, qu’il ne faut pas la brusquer mais l’accompagner, que chaque « climat », quand il est compris et respecté, exprime sa « Nature » en nos palais ravis d’en accueillir le nectar qui en naît…
Jacky Rigaux
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