Il est tel que je l’imaginais, Thierry Alonso, dit « Gravleur « déjà immortalisé ici. Il tient un gros livre noir à la main, Never Trust a Loving God, qu’il a cosigné avec Nick Tosches.
Je les imagine, ces deux-là, ensemble, dans les rues de Paris, la nuit. Une véritable association de malfaiteurs de l’humanité, des fuligineux, des purs, des intègres, et terriblement lucides ! Cette forme de lucidité qui vous fait répéter cette mise en garde fameuse : « Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir ».
Comme si, à votre tour, vous étiez à la porte de l’enfer. La citation n’est pas là pour faire joli. Dante est vraiment dans les parages. C’est un des thèmes de prédilection de Tosches. Avec La main de Dante, le célèbre écrivain new-yorkais en a scotché plus d’un. On a même a eu vent d’un suicide littéraire chez certain critique. Il y a fort à parier que depuis ce jour-là il s’est tu.
Nous voilà réunis ici pour un déjeuner pictural dans la redondante Ze Kitchen Gallery Bis. Ze KGB, par souci de simplifier les choses.
Ça démarre très mal : Gravleur ne déjeune jamais à ces heures ! Tant pis pour lui, nous ergoterons en sa présence quelques Zors d’œuvre. Il nous regardera faire, dessinera peut-être, l’œil ailleurs, et chacun dira que c’est très bien. Un repas, c’est aussi ça : on aimerait le composer comme un paysage ou une chanson, avec des plages au milieu, des silences aussi, et pas seulement des choses rares, inouïes, lancinantes, des ortolans et des Romanée-Conti ! Mais plutôt la vie, qui passe au milieu, en douceur, les conversations qui fusent, traversent le tableau, en douce. J’interroge Gravleur sur son obsession à peindre des visages, à restituer au visage sans dimension profonde, son étrangeté et son humanité à la fois.. J’emploie ce mot étrange, cher à Deleuze, la visagéité, repris par Sloterdijk dans Sphères : »jusqu’à une période récente, la quasi-totalité de l’espèce humaine était composée d’individus qui, de toute leur vie, n’ont jamais pu voir leur visage, sauf dans des situations d’exception… »
Gravleur parle peu, se tient dans cette distance qui signifie que chacun demeure une énigme pour soi-même, que franchir les cercles peut brûler. Je pense à ce que Delteil a dit un jour au jeune Soulages, débarquant de Rodez, irradiant et inconnu: » vous prenez la peinture par les cornes… c’est-à-dire par la magie"
– Oui, c’est ça, par la magie. Il y a quelque chose dans vos portraits qui est de l'ordre de la magie, Gravleur !
Bouillon de carottes et émulsion de roquette
Alors ces Zors-d’œuvre du KGB ?
Des croquettes de foie gras et lapin dans une sauce aigre-douce / des raviolis de bœuf à l’émulsion tempka / bouillon de carottes et émulsion de roquette. Le tout est délicieux et finira par allécher le peintre, qui tente même une association audacieuse entre le bouillon et le Sylvaner vieilles vignes d’André Ostertag. En revanche, à peine daigne-t-il jeter un regard (presque) indifférent sur les toiles accrochées aux murs, laissant tomber du bout des lèvres : les gens viennent ici pour manger en paix, il leur faut du décoratif…
La substance de ce déjeuner artistique est un double plat de pâtes. Le Candele Corte, Porc noir de Bigorre, Romanesco, condiment piment doux et les Orecchiette, poulpe, encornet, crabe – émulsion Tom Ka.
Tout cela dégage de bonnes vibrations, sans atteindre l’empyrée de l’original, situé à une centaine de mètres. C’est de la manufacture gourmande, vagabonde et précise, aux goûts bien ciselés.
Avec un gourmand Corbières 2008 Cuvée 61 Les Clos perdus, nous ne serons pas à la rue…
Gravleur a pris son crayon et trace des lignes. La clope vissée aux lèvres, il parle d’un autre grand peintre méconnu, Louis Pons.
Le temps passe. Le Corbières aussi. Nous souhaiterions encore un verre avant d’aller nous balader dans Saint-Germain-des-Prés. « Désolé, nous avons un réception ce soir, nous devons faire la mise en place ! »
Il est 15.30. Nous sommes à Paris, un jour de février de l’an 2010. Gravleur – je le pressens – marche sur un volcan. Ça va éclater. Je me souviens de cette anecdote : un jour, c’était chez Alain Chapel sauf erreur, il est monté sur la table et il a commencé à haranguer le public des dîneurs…
Sur le pas de porte, Gravleur dit simplement ceci au responsable du KGB, qui n’y entend que dalle : » c’est dommage… vous allez perdre beaucoup de clients… surtout sur la côte ouest des Etats-Unis ! »
Sûr que Gravleur en touchera un mot à son ami Johnny Depp.
Alors est-ce que ça vaut la peine d’aller manger au KGB ? Pour récupérer le dessin que Gravleur a froissé et jeté à la corbeille ? A vous de voir…
Une chose est sûre. Nick Tosches a raison : « Thierry Alonso Gravleur est capable de saisir un visage comme personne depuis Rembrandt, et de s'emparer d'une âme comme personne depuis Hiéronymus Bosch »
En attendant, pourquoi rêver d’un monde où la sacralisation, après leur mort, des peintres, poètes et écrivains ignorés de leur vivant serait considérée comme un événement impossible ?
Horaires – De midi à 14h30 et de 19h à 23h. Fermé dimanche et lundi.
William Ledeuil et Cédric Maréchal se sont associés pour cette nouvelle aventure culinaire.
9 Comments
Je pige pas la fin :
"Pourquoi on ne voudrait plus d’un monde où la sacralisation… ?"
Où est le mal dans cette réaction si humaine d’un monde machand ?
Et pourquoi ce besoin lancinant de rentrer dans la catégorie des "maudits", des "incompris" pour être éventuellement mis en valeur ?
Ravel a fait de belles choses dans le succès; et Picasso, et Matisse.
Ou alors ce type t’impressionne un max par autre chose, car poitn de reproduction d’un de ces visages dont il a le secret ? Tu nous tues, là, Grand Jacques !
Bon, on va fouiller Google.
Et voilà : suffit de retourner sur ton blg en 2008.
Vrai que ce sont des visages plus qu’étranges. Auatnt que je sache, il n’est pas malheureux financièrement et il a ses groupies : où est son problème ? le nombre de cons sur terre ? Mais nous avons tous ce problème.
Il n’aime pas la cuisine KGB dans la rue des Grands Augustins où on avait les plus belles st jacques de Paris alors que tu trainais en culottes courtes dans les gravillons vaudois ?
On aura compris que je parle de La Mère Allard. Monsieur Allardétait un homme de Bourgogne, un vrai. Comme Monassier. de ce temps là, on savait manger, se tenir à table au lieu de chipoter avec une clope au bec.
Non, Grand Jacques, je plaisante : ton bonhomme sort certainement du commun mais j’aime quand les êtres supérieurs se mettent à notre niveau : c’est de loin bien plus élégant que d’entretenir une vague pseudo boréale au-dessus de soi.
J’oubliais : allez sur Google voir les tableaux de Louis Pons : étonnant comme ils ressemblent à ceux de Gravleur.
J’ai dû mal me faire comprendre, François. Je précise donc.
1) Gravleur est un peintre génial (je ne le connaissais pas avant, je ne vois donc pas ce qui pouvait me fasciner chez lui, hormis sa peinture !
2) C’est un être libre qui ne vit – très difficilement – que pour son art, ne se pliant à aucun carcan économique, refusant sans doute d’adhérer à un sytème qui range l’artiste dans une case prédéterminée. Il ne fait pas de l’art décoratif, pour faire joli. Il peint parce que la peinture est son cri ! Cette exigence est celle de l’artiste "vrai", celui qu’on méconnait au moment où il vit et s’exprime et que souvent on "canonise" après sa mort…
3) La fin de mon texte est ironique. Je dis simplement : ne rêvons pas, le psittacisme et les effets de mode ont hélas encore de beaux jours devant eux. Pour paraphraser Borgès, je dirais que ceux qui savent voir sont une espèce rare, encore plus rare que les bons peintres.
Je vous salue des montagnes du Valais !
Sorry : je croyais qu’il vendait très bien ses toiles; Du moins qu’il pouvait en vivre.
Si ce n’est pas le cas, crois bien qu’il y a ici suffisamment de lecteurs capables – s’ils aiment son style – qui souhaitent probablement acquérir une de ses toiles.
Quel est le prix moyen, puisqu’on parle de sa vie "très difficle" ? A t’il un atelier plein avec personne pour s’y intéresser ? Aucune galerie permanente à Paris ou à Genève ?
Il ne doit pas être nécessaire d’être peintre "officiel" pour vivre de son art, non ? Surtout quand cela interpelle comme ses toiles.
Qui le méconnaît ? BHL ? Le Monde ? Les revues sur papier glacé ? Son pote Depp ne lui apporte pas ses propres potes ?
A sa disposition pour le présenter lors d’une session de prestige du GJE. On a des cadres pour ça, non ?
Attention : je ne dis surtout pas qu’il doit galvauder ce qu’il fait, loin très loin de là. Mais, dans le monde de la communication internet, un peintre a quand même plus d’accès a fasciner des amateurs payants que du temps de Van Gogh, non ?
Eclate toi grave et sage sur les pistes, mais laisse les noires aux nenettes pleines de jus ! Calme sur de bonnes bleues.
Souvenir d’un commentaire fait par vous-même sur facebook au sujet de Goldberg: Ecorché dans la nuit, le loup.. Je rajoute quel con avec the french accents "pour ceux qui veulent bien comprendre…" Et pour finir, le rêve d’une rencontre improbable entre l’Abbet et le Gravleur autour d’un vin intemporel ! Merci de m’avoir fait découvrir ce peintre et bon dimanche
Comme pour paraphraser la chanson de Bernard Lavilliers,la peinture est un cri qui vient de l’intérieur.
Jacques,
La vie est "drôle".
Jeudi dernier, 11 février, nous étions 5 autour du cercueil d’un ami peintre qui a tutoyé les plus grands, intellectuels, politiques, acteurs chanteurs et qui est mort seul dans une maison de retraite.
Serge Lama et Alice Dona lui ont écrit: "Le peintre est amoureux". Il a créé les pochettes de vinyles de Lama: "Je suis malade" "Je t’aime à la folie" ….
Il a inauguré la télévision couleur.
Il a vécu quelques années avec Eva Swan, entre autre.
750 tableaux lui ont été saisis par la police, car une pièce à l’arrière de son exposition contenait des érotiques.
Ces toiles saisies ont été apparemment "vendue" par l’état français.
Il a voulu les récupérer et les voir, sans succès.
Il a peint par la suite une œuvre majeure qui est chez les collectionneurs.
Mais sa carrière a été cassée, pour les honneur d’une certaine morale qui a beaucoup évoluée.
La peinture nourrit son homme si celui-ci est avide d’argent, s’il sait compter.
Mais, les artistes, les vrais, vivent pour la peinture, mais ne vivent pas souvent de la peinture.
C’est les marchands qui en vivent.
Avec la peinture, comme avec l’écriture ou la musique, il est bon de prendre du recul, pour en vivre!
Mais, la passion enrichit le cœur et garde le porte-monnaie vide?