Parmi le cortège des étoiles, et faisant fi des bergers qui les précèdent, les tancent ou les encensent, on tombe parfois sur des galaxies plus discrètes, des astres de « deuxième grandeur » qui mériteraient de figurer au rang de première grandeur, celles qui scintillent durablement, pour reprendre l’antique classification de Hipparque de Nicée. Vingt et un siècles avant le bonhomme Michelin, notre astronome avait déjà inventé le meilleur moyen de codifier et de mettre en boîte l’univers fascinant du goût.
Un peu plus tard, nous laissons derrière nous la rumeur de la ville et entrons au couvent. Nous prenons place dans la grande salle voûtée. Il y a des jours qui ressemblent à ça : tout se déroule avec grâce et fluidité, tout est délié. On voudrait que ces jours ne cessent jamais. Mais non, seul l’instant suspendu est le témoin de leur beauté.
Le grand Escoffier l’a décrété : un menu est avant tout un poème ! « On a même connu des chefs dont les intitulés ressemblaient à du Mallarmé, l’obscurité en moins… Je pense à Chapel ou à Gagnaire « ajoute mon Gainsborough.
Ici, dans la salle voûtée qui diffuse une lumière lénifiante, au commencement est le poème. Et basta cosi ! Les premières stances sont ordonnées autour d’astucieuses Tagliatelles de seiches crues, cuites au contact d’un percutant bouillon d’inspiration thaï (citronnelle/gingembre), serti de billes à l’encre de seiche qui éclatent au palais en une myriade de petits incendies sous-marins.
Puis cet étonnant Lasagne de pétoncles, nage de vernis et coquelicot. Iode ambrée et trait de lumière odorant :
« C’est un grand plat. Cette manière de disposer l’émulsion agreste de coquelicot est celle d’un peintre maniériste, on dirait une signature. Et pourtant, un grand plat n’est jamais signé ni daté, il vient d’ailleurs… » précise mon commensal en savourant une gorgée de Château Simone blanc 1998.
Un grand repas doit aller crescendo, comme un mouvement musical. Les stances suivantes vont-elles répondre à cette attente ?
Ormeau en duo de flouve, amanite des Césars, fève, tussilage et salsifis des prés.
C'est suspendus à une telle question que nous rencontrons cet ormeau polyglotte qui a déserté son rocher et dialogue avec l’ébouriffante Amanite des Césars et le tussilage, tout esbaudi et attendri « par un traitement spécial que lui a fait subir le chef » précise-t-on.
Le Château Simone a pris ses marques et fait chanter à l'unisson la clairette, le calcaire et les embruns. C'est une épure de grand vin, droit et stylé, un révélateur de paysages gustatifs, qu’on est heureux de retrouver, à chaque station du voyage.
Viennent deux compositions « qui méritent trois étoiles de première grandeur", ajoute Gainsborough. Un jeu vraiment très sophistiqué sur les goûts et les textures, entre rivages et prairies, entre fleurs et fragrances marines ! Puis le pictural Homard en transparence de mélilot, corail, citron de Naples et mangue.
"On dirait du Paul Klee, commente le peintre. Accrocher les couleurs et les saveurs entre elles, pas de structure, du rythme et la justesse absolue de ton !"
La messe est dite ? Non, attendez ! Le célèbre porc ibérique, très tendance aujourd’hui, pointe son groin. Une trentaine d’heures de cuisson à 70 degrés ont donné à cette pluma de pata negra des allures de séraphin aristocrate : il faut toute la malice du lierre terrestre et du robuste Priorat 2009 Partida Pedrera de R. Barbier Jr et de Sara Perez suggéré par François le sommelier pour le… ramener sur terre. Et nous avec.
Quelques sucreries pour parachever le tableau dont un Sorbet au bourgeon de sapin et une remarquable variation sur les Asperges mayonnaise, suivies par une Glace à l’impératoire et voici que Gainsborough regarde le ciel. Il a l’envie de peindre, d’arpenter le monde, de reprendre le ferry boat.
Je voudrais lui poser encore quelques questions. Prolonger l’instant. Il dit qu’il me répondra plus tard et que la réponse figurera dans mon prochain livre.
Le restaurant : Le Cerf à Cossonay, Carlo Crisci, Rue du Temple à Cossonay t. 021 861 26 08
20 Comments
Magnifique,j’avais l’impression d’y être.
Avec cette symphonie de goûts et d’audace,ce repas est entré dans mon panthéon sensoriel.
Merci à Carlo Crisci et à Jacques
Gourmand !
D’un mien ami, un peu surpris comme moi par cette évolution de la cuisine :
"Euh, il les mange ou il les regarde, leurs plats, les clients actuels ?
Ras le bol de ces assiettes pleines de virgules où t’as rien à saucer, de fleurs des champs où t’as rien à manger, des couleurs qui ne sont qu’à regarder…
A vouloir sortir des assiettes qu’on prend en photo, j’ai parfois l’impression qu’on y a perdu un peu de l’âme simple de la cuisine…"
On est quand même très loin de ce que nous ont appris nos amis Pic, Haeberlin, Bocuse, Chapel, Troisgros et Girardet. Sans oublier Duclos à Tournus 🙂
Bon, sûr : il ne faut pas mourir idiot mais non plus en ayant faim ! 🙂
Chez Cricsci (peut-être au sommet de son art en ce moment), c’est beau et surtout très très bon !
Achtung, ne pas condamner sans avoir goûté ! Non mais !!
😉
Sieur Mauss,
C’est pas Duclos mais Jean Ducloux à Tournus
Et en ce qui concerne les plats graphiques de Carlo Crisci,il y en avait certes peu dans l’assiette,mais quand on va dans certaines tables gastronomiques,on dépasse la simple idée de s’y nourrir,on y vient pour l’escapade gourmande,voyager dans un univers jusque ici non exploré.
Je reprochais souvent chez le cuisinier de Cossonay une frilosité,un manque d’audace dans le choix des produits et des goûts.Alors que là,comme débarrassé de contraintes,il a osé,s’est aventuré loin de ses bases plus classiques,je tire toujours ma révérence au cuisinier qui arrive encore aujourd’hui à me surprendre et m’émouvoir.
En plus si on ajoute un service féminin d’une rare efficacité et d’élégance,ce déjeuner restera gravé à jamais dans ma mémoire.
Merci à eux,merci à Jacques de m’avoir permis de vivre un moment gourmand hors du temps
Duclos : le total contraire, politiquement parlant, de Ducloux ! Mais bon, j’ai des excuses 🙂
Monsieur Henry :
Certes, certes, il serait singulièrement idiot de ne pas comprendre que des amateurs aiment ce que vous aimez dans cette cuisine moderne. Cela va bien au-delà de ce que nous ont appris nos anciens : à savoir bien nourrir des convives avec des choses bonnes, goûteuses, et bien travaillées.
Bravo si le service est nickel, ce qui est assez rare de nos jours.
L’addition : elle est comment ?
Enfin, petite pique inutile de ma part, j’en conviens, est-ce que la surprise apporte systématiquement de l’émotion ?
Va savoir, Charles !
Duclos vs Ducloux. François, seriez-vous rattrapé par le syndrôme "ABM" (à prendre bien sur au 12° degré) !
Bruno
Pour une fois que j’étais d’accord avec le Président bien-aimé, le guide suprême…Voilà t’y pas qu’il confond Duclos et Ducloux, quoique le premier aimait bien les pigeons. 😉
Tu fais de la provoc’ François ! Qui a décrété que l’esthétique était insipide, que les herbes sauvages, c’est fait pour les oiseaux cachexiques, que la cuisine doit ressembler à un conservatoire, que la seule ponctuation du goût (puisque tu parles de virgules dans les assiettes), c’était le fond de veau bien « collant », épais et plombant, que l’on sauce, la mine réjouie ? Mais le goût, le vrai, l’archipel du goût, ce jeu infini des saveurs, des parfums, des textures, t’en fais quoi, hein ? Il ne faut pas qu’un plat soit ou beau ou léché, saucé, ratiboisé. Avant tout, il faut qu’il ait du goût, de la profondeur et de la subtilité, de l’esprit et du corps. Et s’il est beau, en prime, pourquoi bouder son plaisir et jouer les reîtres affamés ? L’art de la table, comme toutes les grandes émotions esthétiques, est une synesthésie. C’est vrai qu’il y a un peu de maniérisme dans la présentation de certains plats de Carlo Crisci. C’est son côté artiste, ludique et décapant. Il n’empêche : sa cuisine est juste, incisive, percutante et originale. Elle est bien dans son époque et cette époque, on l’aime. Pour son audace, ses saveurs frontales et transversales, son invention. J’aimais bien Greuze. Et la vie qui allait avec. Mais je me méfie du passéisme et de la nostalgie. « Le nostalgique veut tellement revenir chez lui que quand il rentre à la maison, il se demande où il est. »
… et pan dans le cigare ! Il y a longtemps que le Grand Jacques n’était pas sorti de son costume d’alpaga.
J’attends mes pénitences avec anxiété !
Tu as raison, Grand Jacques. Mille fois raison !
Mais, comme tu es intelligent, tu as tout de suite compris, dès ta première phrase, que je cherchais la provoc. Bon, j’ai réussi, c’est sûr ! :-))))
Sérieux : comme tu me connais un tantinet et comme tu connais aussi ma passion pour la cuisine de Pégouret, tu sais pertinemment que j’aime lancer des discussions en partant sur des exagérations.
Il n’empêche : j’interdis quiconque de m’interdire la nostalgie, un noble sentiment que tu connaîtras peut-être quand tu sortiras de cette jeunesse tubéreuse qui te poursuit depuis si longtemps…
C’est fou, finalement, comme on t’aime !
Que la vie te soit douce !
PS : vraiment bien écrit ton humeur : c’est quoi la synesthésie ?
Bravo Jacques de nous rappeler que la vie est superbe …. Et … On n imagine pas a quel point!
Prenons le temps omme toi de savourer…..ces precieux moments culinaires mais surtout de vie !
Un immense merci a toi qui sait choisir les mots !
Je reviens en 2ème semaine: imagine-t-on Girardet, Chapel, Robuchon,Jean Troisgros Bras, et d’autres ornant leurs plats d’arabesques ridicules comme celles que l’on voit ici: c’est quand même un signe d’une certaine confusion de l’esprit. Et puis ça fait si longtemps que Roellinger a expliqué comme attendrir les ormeaux que ce n’est une découverte pour personne, franchement!!!
Bref,
Je les trouves attirantes ces arabesques …
Discuté sur place avec l’équipe du restaurant sur l’attendrissement de l’ormeau : en a-t-on la même version ?
Vous le savez bien laurentg il faut leur lire un CR de IVV Toulouse par P. C. (l’ormeau a un QI anormalement bas: ce genre de truc, ça les attendrit)et ensuite en les massant doucement derrière la nuque après les avoir fait séjourner au frais:
Bref,
Votre anonymat et votre vacuité sont attendrissantes … (alors qu’un petit recours aux adresses IP …)
🙂
Question vacuité vous vous posez là Lg, répondre à un post sans intérêt à 23 h 15 un vendredi classé rouge par bison fûté faut le faire,
Et puis il faut que je vous dise Lg, depuis que j’ai découvert que, grâce à internet, je peux très facilement suivre les CR d’IVV d’Oulan-Bator, je ne m’intéresse pratiquement plus aux dégustations françaises
Bien à vous
Si quelqu’un a déjà rencontré un ormeau breton au QI anormalement bas, qui ne sera jamais attendri, ni par un massage du cortex, ni même par un contrôle fiscal, qu’il le signale à la rédaction qui transmettra.
M. le Bref, on ne vous souhaite pas de bonnes vacances à Oulan-Bator car la pollution y est endémique paraît-il…
Eh oui, tout le monde peut se tromper comme disait le hérisson………..
http://www.lemonde.fr/idees/arti...
Les parasites des blogs …
Bref ! 🙂