« Le Guide Michelin, ses sirènes et ses lumières délavées qui nous arrivent du lointain, au fond, on s’en balance… Ce qui m’intéresse, c’est demain, la vision claire et dégagée ! « prophétise Gainsborough à l’instant même où je le cueille sur le quai d’un petit port lémanique.
C’est l’été. On espère qu’il durera tout un été. Notre peintre a des envies d’aquarelles, de saveurs délurées, d’échappée belle. Allons-y ! c’est le rêve et le hasard qui éclairent le chemin. Feu, flamme !
Homard en transparence de mélilot, corail, citron de Naples et mangue – Carlo Crisci
Parmi le cortège des étoiles, et faisant fi des bergers qui les précèdent, les tancent ou les encensent, on tombe parfois sur des galaxies plus discrètes, des astres de « deuxième grandeur » qui mériteraient de figurer au rang de première grandeur, celles qui scintillent durablement, pour reprendre l’antique classification de Hipparque de Nicée. Vingt et un siècles avant le bonhomme Michelin, notre astronome avait déjà inventé le meilleur moyen de codifier et de mettre en boîte l’univers fascinant du goût.
Un peu plus tard, nous laissons derrière nous la rumeur de la ville et entrons au couvent. Nous prenons place dans la grande salle voûtée. Il y a des jours qui ressemblent à ça : tout se déroule avec grâce et fluidité, tout est délié. On voudrait que ces jours ne cessent jamais. Mais non, seul l’instant suspendu est le témoin de leur beauté.
Le grand Escoffier l’a décrété : un menu est avant tout un poème ! « On a même connu des chefs dont les intitulés ressemblaient à du Mallarmé, l’obscurité en moins… Je pense à Chapel ou à Gagnaire « ajoute mon Gainsborough.
Ici, dans la salle voûtée qui diffuse une lumière lénifiante, au commencement est le poème. Et basta cosi ! Les premières stances sont ordonnées autour d’astucieuses Tagliatelles de seiches crues, cuites au contact d’un percutant bouillon d’inspiration thaï (citronnelle/gingembre), serti de billes à l’encre de seiche qui éclatent au palais en une myriade de petits incendies sous-marins.
Puis cet étonnant Lasagne de pétoncles, nage de vernis et coquelicot. Iode ambrée et trait de lumière odorant :
« C’est un grand plat. Cette manière de disposer l’émulsion agreste de coquelicot est celle d’un peintre maniériste, on dirait une signature. Et pourtant, un grand plat n’est jamais signé ni daté, il vient d’ailleurs… » précise mon commensal en savourant une gorgée de Château Simone blanc 1998.
Un grand repas doit aller crescendo, comme un mouvement musical. Les stances suivantes vont-elles répondre à cette attente ?
Ormeau en duo de flouve, amanite des Césars, fève, tussilage et salsifis des prés.
C’est suspendus à une telle question que nous rencontrons cet ormeau polyglotte qui a déserté son rocher et dialogue avec l’ébouriffante Amanite des Césars et le tussilage, tout esbaudi et attendri « par un traitement spécial que lui a fait subir le chef » précise-t-on.
Le Château Simone a pris ses marques et fait chanter à l’unisson la clairette, le calcaire et les embruns. C’est une épure de grand vin, droit et stylé, un révélateur de paysages gustatifs, qu’on est heureux de retrouver, à chaque station du voyage.
Viennent deux compositions « qui méritent trois étoiles de première grandeur », ajoute Gainsborough. Un jeu vraiment très sophistiqué sur les goûts et les textures, entre rivages et prairies, entre fleurs et fragrances marines ! Puis le pictural Homard en transparence de mélilot, corail, citron de Naples et mangue.
« On dirait du Paul Klee, commente le peintre. Accrocher les couleurs et les saveurs entre elles, pas de structure, du rythme et la justesse absolue de ton ! »
La messe est dite ? Non, attendez ! Le célèbre porc ibérique, très tendance aujourd’hui, pointe son groin. Une trentaine d’heures de cuisson à 70 degrés ont donné à cette pluma de pata negra des allures de séraphin aristocrate : il faut toute la malice du lierre terrestre et du robuste Priorat 2009 Partida Pedrera de R. Barbier Jr et de Sara Perez suggéré par François le sommelier pour le… ramener sur terre. Et nous avec.
Quelques sucreries pour parachever le tableau dont un Sorbet au bourgeon de sapin et une remarquable variation sur les Asperges mayonnaise, suivies par une Glace à l’impératoire et voici que Gainsborough regarde le ciel. Il a l’envie de peindre, d’arpenter le monde, de reprendre le ferry boat.
Je voudrais lui poser encore quelques questions. Prolonger l’instant. Il dit qu’il me répondra plus tard et que la réponse figurera dans mon prochain livre.
Le restaurant : Le Cerf à Cossonay, Carlo Crisci, Rue du Temple à Cossonay t. 021 861 26 08
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