«On sentait bien qu’avec la pilule la vie serait bouleversée, tellement libre de son corps que c’en était effrayant. Aussi libre qu’un homme.»
"(…) le babil de l’enfant assemblant des pièces de Lego, la réparation de la chasse d’eau, avec en fond l’Offrande musicale de Bach, ils construisent leur mémoire commune et affermissent leur sentiment d’être, tout compte fait, heureux."(année 1967)
«Pendant cet été 80, le temps de sa jeunesse lui apparaît comme un espace illimité, plein de lumière, dont elle occupe tous les points et qu’elle englobe de son regard actuel sans rien distinguer de précis. Que ce monde soit derrière elle la stupéfie. Pour la première fois cette année elle a saisi le sens terrible de la phrase je n’ai qu’une vie.»
Qu’est-ce qu’un grand roman ? La même chose, peut-être, qu’une vie réussie !
Qu’est-ce qu’une vie réussie sinon le désir, profond, éclatant, de vouloir donner sens aux événements qui nous arrivent, de faire également de sa vie un champ d’expérimentation singulier et de rencontres ?
Dans cette perspective, Les années est un grand roman. Non pas le "roman total" dont rêvait Annie Ernaux, le chef-d’œuvre absolu, mais une œuvre exigeante, singulière, qui, du temps qui passe et des vies fragmentées, tente de dire l’unité fugace, le sens mouvant.
"Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture peut ici retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective."
J’ai parlé de risque littéraire : c’est dans ce dernier que réside la beauté, l’attrait singulier, et l’échec, relatif, du livre d’Annie Ernaux. Tout récit est une entreprise dangereuse et ce risque façonne sa grandeur.
Les partis pris de narration (le choix du elle, de l’impersonnel et de l’imparfait continu), sur lesquels d’ailleurs l’auteur s’explique à la fin du livre, ont sans doute leur pertinence. Ils introduisent pourtant une mise à distance en partie préjudiciable.
De plus, la distanciation qu’ils opèrent se trouve redoublée par la description presque incantatoire des signes de la consommation. Vouloir rendre compte, d’une époque, de sa profusion, de ses styles, décrire ses ambiances, ses styles, ses rituels, est une tâche quasi infinie. Fasciné par ses objets, le livre d’Annie Ernaux ressemble parfois à un gigantesque catalogue de marques, de produits censés refléter l’air du temps, de situations factuelles, de noms de personnalités où se cristallisent les événements et les œuvres les plus marquants. Une sorte d’inventaire écrit de concert par Pérec, Bourdieu et Baudrillard !
Les rares personnages sont emportés dans ce tourbillon des signes, cette vacuité, cette sidération. Comme désincarnés, ne s’exprimant que par slogans, stéréotypes, modes de consommations, manières de vivre quelque peu formatées.
Lisons par exemple les pages consacrées à Mai 68. La vision qu’en donne Annie Ernaux est précise, intelligente, et pourtant complètement décalée.
Comme si Annie Ernaux décrivait un film d’actualités sur Mai 68, mais sans le son et sans le mouvement : à aucun moment on n’entre réellement dans ce qui a constitué la frénésie, voire la folie, de cet événement, l’auteur glissant avec légèreté à côté de son sujet, se contentant de reprendre à son compte, telle une évidence, l’équation banale Mai 68 = triomphe de la société de marché et du grand capital !
"Les idéaux de mai se convertissaient en objets et en divertissement."
C’est là l’ambiguïté et la limite du livre : si Les Années était un manuel de sociologie – discipline dont l’influence est patente sur de nombreuses descriptions – on pourrait lui reprocher d’être trop littéraire ; autofiction ou autobiographie "impersonnelle et collective", Les Années manque parfois, sauf à la fin du livre, de cette incarnation, de la chair où pulse la vie dans sa fragilité même.
Cela dit, on lira avec passion cette fresque ambitieuse, ce demi-siècle d’une vie qui vaut toutes les vies, un destin d’écriture et de liberté, à la confluence de tant d’autres, les nôtres, pour, au détour d’une évocation, d’une phrase, d’une impression, s’y retrouver comme si le monde venait de recommencer.
Annie Ernaux, Les Années, 242 p. Gallimard
3 Comments
ferré oui sans doute! Brassens beaucoup plus ambigu et je me méfie toujours des anarchistes: quoi de plus à droite qu’un anar??
J’ai rencontré Annie au Lycée Peytavin, en Lozère. Mes élèves disaient que c’était trop simple, sa façon d’écrire, ça leur ressemblait tellement, ce n’était tellement pas possible, de la littérature qui leur ressemble, à eux, les bouseux de province.
Est-ce que la question du style passe vraiment par ce genre de clivages ?