Avec le temps, l’homme est-il devenu microsmatique ? Son sens de l’olfaction s’est-il atrophié ? Non, répondent les spécialistes. Nos capacités olfactives sont importantes, mais nous sommes des « analphabètes de l’olfaction » pour reprendre l’expression du neurobiologiste Patrick Mac Leod. Comme nous n’avons pas l’habitude d’échanger sur ce que nous percevons au niveau de l’olfaction, notre capacité à nommer est extrêmement pauvre. Le vin est une des voies royales d’accès à cet univers sensoriel.
Ingénieur en œnologie, Richard Pfister est passionné depuis de nombreuses années par le monde olfactif. Avec Les parfums du vin, il propose une synthèse claire et didactique de ses travaux. Son ouvrage, paru récemment chez Delachaux et Niestlé, est une source d’inspiration très intéressante pour toutes celles et ceux qui veulent aller plus loin dans la compréhension du vin.
Questions à Richard Pfister :
• Comment est né le projet des Parfums du vin ?
Il faut remonter en 2002, lorsque j’ai choisi mon sujet de travail de diplôme d’oenologue à l’école d’ingénieurs de Changins : « La méthodologie de l’olfaction en parfumerie : Possibilités d’application à l’analyse sensorielle des vins ». Ce sujet m’a tellement passionné que j’ai travaillé ensuite pendant 7 ans avec un parfumeur-créateur. J’ai alors eu alors envie de revenir dans le monde du vin pour appliquer ce que j’avais appris en parfumerie et former les professionnels à des méthodes d’entraînement et de description novatrices des vins. A force de creuser le sujet, j’ai eu envie d’en faire profiter tous les dégustateurs, occasionnels comme professionnels.
• Qu’apporte-t-il de nouveau par rapport aux nombreux ouvrages déjà publiés sur ce thème ?
Les livres qui se penchent sur les odeurs des vins se limitent presque toujours à certains types de vins ou d’odeurs. Ils sont aussi fréquemment influencés par l’avis du/des auteurs et donc soumis à une subjectivité relativement importante.
J’ai alors eu envie d’approcher ce thème de manière différente :
– objective, en me basant sur l’état de l’art scientifique (recherche en neurophysiologie, oenologie et parfumerie),
– exhaustive, en couvrant le spectre olfactif complet des vins, quel qu’ils soient.
• Dans votre livre, chaque arôme répertorié est associé à des cépages révélant ces arômes, par exemple le lis et la gentiane au cornalin : comment avez-vous procédé pour ces associations ? Avez-vous travaillé à plusieurs ?
Ces références olfactives sont la compilation de notes de dégustation de plusieurs sources : les miennes, ainsi que celles de nombreux autres auteurs.
C’est la seule partie du livre sujette à une certaine subjectivité, puisqu’elle se base sur des appréciations personnelles. J’ai cependant essayé de la minimiser, en sélectionnant principalement des descripteurs que plusieurs sources citaient pour le même type de vin.
• Votre classification des arômes bouleverse certaines représentations, par exemple la cire d’abeille est intégrée dans la Dominante animale ou la truffe dans la Dominante végétale, quel a été votre fil conducteur ?
Il est quasi impossible de rencontrer deux individus sentant exactement de la même manière. Un chapitre du livre est consacré à ce sujet et explique le pourquoi dans le détail. Tous les dégustateurs ne seront donc pas toujours d’accord sur les possibles ressemblances olfactives inter-odeurs.
Prenons par exemple le narcisse et le muguet : à l’aveugle, une minorité de personnes trouvent des similarité entre ces odeurs. Le muguet dispose d’une facette végétale intense, alors que le narcisse révèle un coté animal presque dominant. Pourtant, la plupart des classifications, qui rangent les odeurs par ressemblance olfactive, les classent dans la même famille des fleurs blanches. Il y a contradiction, vu qu’elles ne se ressemblent que peu…
C’est pourquoi la classification Oenoflair ne range pas les odeurs par ressemblance olfactive, mais classe les objets odorants, sans s’arrêter sur leur odeur. Narcisse et muguet sont donc dans la même famille parce que les deux sont des fleurs du jardin, non pas parce qu’elles sentent comme des fleurs du jardin. C’est la seule manière d’obtenir un consensus, au vu des différences interindividuelles de perception des odeurs.
Ainsi, la cire d’abeille est dans la famille et la dominante animale parce qu’elle est produite par un animal. J’ai fait le choix de ne pas parler de miel, parce que le miel est une combinaison de cire d’abeille et de fleurs.
Cette classification n’est pas parfaite, j’en suis conscient, mais elle permet de poser des bases communes à tous les dégustateurs, ce que la grande majorité des autres ne fait pas.
• A se focaliser sur les arômes du vin, ne risque-t-on pas d’oublier le goût, la bouche du vin, les notions de forme, de structure, de consistance ?
Il est vrai que ce livre se concentre uniquement sur les odeurs des vins. J’ai fait ce choix d’une part parce que l’olfaction est le plus complexe des sens en action pendant la dégustation et d’autre part parce que c’est un sujet que j’essaye d’étudier et de comprendre depuis plus de dix ans maintenant. 400’000 molécules sont potentiellement flairables sur Terre, chaque vin en comprend entre 500 et 1000… On comprend l’ampleur de la tâche!
Par contre, cela n’enlève rien au fait que les sensations buccales sont tout aussi primordiales. La dégustation d’un vin fait notamment intervenir l’odorat, le goût, le toucher et la vue. Si un seul de ses sens est mis de côté, la dégustation perd beaucoup de son intérêt. La perception de ces sens permet de juger l’équilibre, devant lequel on ne peut que s’incliner en présence de grands vins.
• Les neurobiologistes insistent sur le caractère strictement individuel de l’olfaction et du goût. Chacun vit, de ce point de vue-là, dans son propre univers. Toute tentative de description olfactive n’est-elle pas vouée à l’échec sur le plan de la communication ?
Il faut que chaque dégustateur, amateur comme professionnel, soit conscient de ces différences perceptives. Si c’est le cas, il saura que la description d’un vin par quelqu’un d’autre sera indubitablement différente de celle qu’il ferait lui-même du même vin. Cependant, j’ai bon espoir de penser qu’il y aura toujours plus de points communs que de désaccord. De plus, il est tout à fait possible de repérer des dégustateurs ayant une sensibilité proche : entre eux, il y a des chances que la communication olfactive sera relativement aisée.
Les Parfums du Vin permet d’ailleurs d’améliorer la communication entre dégustateurs. Le livre se base sur les molécules pour expliquer pourquoi telle odeur devrait ressembler à telle autre. Cela permet d’expliquer pour quelle raison, par exemple, un dégustateur sentira une odeur de litchi dans un gewürtzraminer alors qu’un autre le décrira comme ayant une note de rose. Pourtant, il y a de fortes chances que ce soit dû au fait qu’ils sentent les deux la même molécule, en l’occurrence l’alcool phényléthylique, sans le savoir. On comprend donc que le fait de disposer de cette information permet d’améliorer la compréhension de la communication olfactive.
Le livre : Richard Pfister, Les parfums du vin – sentir et comprendre le vin, Delachaux et niestlé
3 Comments
Intéressant …
Voir aussi : http://livre.fnac.com/a1545067/Burr-Chandler-L-homme-qui-entend-les-parfums
Merci pour la découverte de ce livre, que je vais commander rapidement.
Concernant les différences de perception du dégustateur, l’auteur dit-il qu’elles sont d’ordre d’amplitude (insensibilité à telle substance odorante), d’interprétation (2 dégustateurs sentent la même odeur, mais la décryptent différemment) ou même de perception (2 dégustateurs ne reçoivent pas la même « information sensitive » pour la même odeur)?
Si des différences de perception sont acceptées, et j’ai bien lu la phrase affirmant que la perception d’un grand vin est le résultat d’une analyse multi-sensorielle, cela n’induirait-il pas au postulat qu’un grand vin est dépendant du dégustateur, et donc n’est plus un grand vin de par lui-même mais uniquement à travers le filtre du consommateur.
Veuillez excuser ma remarque certainement peu claire, mais qui me taraude depuis la lecture du dernier World of Fine Wines qui comportait un bel article traitant entre autres du sujet.
Cher Jehan,
Bonne question… Les différences interindividuelles agissent sur les trois possibilités que vous citez. Comme on dispose tous d’un organe olfactif sensoriel différent et que chaque récepteur perçoit à la fois la qualité (ce que vous appelez perception) et l’intensité (ce que vous appelez amplitude) de la perception, on comprend que l’un comme l’autre sont sujets à variation entre deux dégustateurs.
Ceci est encore amplifié par le fait que l’information olfactive est traitée dans différentes zones du cerveau qui sont aussi responsables du traitement d’autres informations (mémoire, rythme cardiaque, humeur, goût, vue, etc.). A chaque fois qu’un de ces paramètres varie, la perception et la verbalisation de l’odeur seront modifiés.
De plus, on n’a pas tous les même référentiels olfactifs (vous avez une odeur de rose en mémoire qui n’est pas forcément la même que le mienne), ce qui différentie encore plus l’interprétation olfactive interindividuelle.
En dehors de ces aspects, on peut être sujet à des anosmies : elles peuvent être partielles et toucher seulement certaines catégories d’odeurs ou, dans le pire des cas, totales. On peut aussi être sujet à une diminution de sensibilité olfactive, l’hyposmie. À l’inverse, on parle d’hyperosmie lorsque la sensibilité est exacerbée. Les deux peuvent être partielles ou totales. Une distorsion de la perception des odeurs est aussi envisageable, la kakosmie. Enfin, la perception d’une odeur alors qu’elle n’existe pas s’appelle une fantosmie.
Tous ces dysfonctionnements olfactifs sont propres à chacun.
Je suis tout à fait d’accord avec vous : le jugement de la qualité d’un grand vin n’est pas universel. Il est dépendant de l’impression de chaque dégustateur, même si un certain consensus peut être trouvé. Toutefois, à l’aveugle, ce consensus est parfois plus précaire qu’on ne pourrait le croire… 😉