D’Alexis Philonenko – il arrivait de l’université de Caen et avait peu publié – nous ne savions au fond presque rien ; quelques anecdotes (comment, jeune étudiant, il avait séché une conférence d’Heidegger pour entamer une partie de ping-pong avec son compère Deleuze…) ; des légendes aussi ; un caractère sombre que trahissaient parfois de longs silences au milieu d’une phrase et ce regard, hypnotique, comme porté à son point d’incandescence, tout entier tourné vers l’intérieur…
J’ignorais en tout cas tout de sa passion pour le monde de la boxe et pour Mohammed Ali en particulier auquel il rend un vibrant hommage : un destin américain est un livre brillant, fouillé, passionnant, à la fois analyse d’un champion légendaire et miroir de notre société depuis presque un demi-siècle (la ségrégation, la violence, la corruption liée au sport, l’ascension sociale, l’ascèse et la joie dans l’entraînement, la force du spirituel, la question de l’islam).
La dramaturgie du ring
Comme les catégories de l’entendement définies par Kant, celles de la boxe, nous rappelle Philonenko, sont au nombre de onze et vont des poids mouches aux poids lourds. Ce n’est pas qu’une question de mécanique et de puissance affichée mais d’occupation de l’espace, y compris en cas de KO lorsque le boxeur gît au sol, les bras en croix, dramaturgie oblige… Seuls les lourds intéressent notre auteur qui précise ceci :
«Il faut à cet égard souligner (…) que le sommet du pugilisme américain a reposé sur trois noms : Frazier, Foreman et Mohammed Ali.»
«Je n’aime pas le mot «génial», tristement manipulé. Mais la boxe de Clay était géniale. En l’amputant de quelques kilos, on l’eût pris pour un grand patineur. »
Plus loin, Philonenko ajoute même ceci, introduisant la vitesse et le mouvement dans l’idéal, dans quelque chose qui a priori ne le supporte pas : "Ali est parfait, c’est la perfection en accéléré."
Jalonnée d’un nombre impressionnant de succès, foudroyant la plupart de ses adversaires lors des premiers rounds – tels l’infortuné Jim Robinson anéanti au premier round ou Tony Esperi laminé en 530 secondes – la carrière de Mohammed Ali s’ordonne autour de quelques grands combats légendaires – combats de l’autre siècle, dirons-nous aujourd’hui. Fidèle à sa manière, A. Philonenko les analyse comme des événements, en livre un éclairage très souvent original, que l’on peut tout entier synthétiser dans cette formule : Comme la philosophie, la boxe est une tragédie qui ne laisse pas aux grands une marge de manœuvre considérable.
1) 25 février 1964 combat contre Sonny Liston. Cassius Clay est âgé de seulement vingt-deux ans. « L’arme maîtresse de Sony Liston était la peur et l’angoisse qu’il inspirait à ses adversaires. » Exit la terreur.
2) 25 mai 1965 Sonny Liston a voulu sa revanche. Tant pis pour lui pour lui. Il se relèvera trop tard. Détruit…
C’est entre ces deux matchs que Cassius Clay devient Mohammed Ali.
En 1966, Ali refuse de s’engager au Viet-Nam et devient objecteur de conscience en même temps que le sportif américain le plus détesté de ces années-là. Un Noir qui conteste le système, musulman de surcroît, crime d’anti-américanisme primaire : Ali est déchu de son titre et suspendu.
3) 8 mars 1971 c’est le grand retour et le combat du siècle contre Joe Frazier. Ali va à terre à deux reprises mais se relève. Frazier est déclaré vainqueur aux points et emmené aux urgences.
4) 28 janvier 1974 Ali affronte une nouvelle fois Frazier. Un affrontement d’une violence inouïe.
La suite, on la connaît. La maladie de Parkinson. Les quelques combats de trop. Lent déclin de l’un des plus grands champions du noble art, Diagoras des temps modernes, prophète exténué : «I’m the greatest. I said that even before I knew I was.»
Alexis Philonenko, Mohammed Ali, un destin américain Bartillat, 213 pages
3 Comments
Toujours un peu de mal avec la boxe, même si quelques uns de mes écrivains préférés comme Hemingway y trouvaient une dimension dramatique presque hypnotique…
Alexis Philonenko vous répond : "Pour Hemingway, c’est sûr. La boxe a remplacé pour lui l’état de nature. Il se passe sur un ring quelque chose qui ne se passe nulle part ailleurs : tous les tabous sont levés. Il n’y a plus d’interdit. On tape sans scrupule dans de la viande vivante. Mais est-ce que Hemingway aimait la boxe pour elle-même ? Je crois qu’il y cherchait d’abord une confirmation de lui-même." (interview accordée au Figaro récemment. C’est la grande question : qu’est-ce "aimer la boxe pour elle-même ?"
Elle est incroyable cette conférence de presse, vraiment collector "je suis méchant, j’abats des arbres". A voir absolument ! Merci Jacques Perrin de l’avoir mise en ligne !