Christchurch, Nouvelle Zélande, ce jeudi 28 juin : à l’issue de la 31e session du comité du Patrimoine mondial, Lavaux, ses vignes, ses paysages « intelligents », son lac, un vrai coin de paradis où le temps s’écoule différemment, ont été classés au patrimoine mondial de l’Unesco. Bravo et, dans le désordre, merci à la géologie, aux glaciations, au vent de la mémoire, aux moines opiniâtres et visionnaires, au soleil qui éclaire la scène, aux générations qui se sont accrochées à cette terre, à toutes celles et ceux qui ont eu foi en ce beau pays et merci à Franz Weber qui a eu encore plus de foi qu’eux : si les injures et les ostracismes déversés sur lui depuis tant d’années par certains Lavausiens pouvaient, comme dans la fable, se transformer aujourd’hui en aménités, sans doute adhérerait-on alors à vie à la vision d’un pays empreint à la fois d’un messianisme souverain et d’un jugement éclairé sur soi-même (« Y’en a point comme nous ! »)
Trêve d’ironie. En hommage à cette reconnaissance internationale, je vous propose ci-dessous un petit quizz sous forme de jeu de piste, une évocation du magique pays vaudois constituée de différentes strates scripturales. Vous y trouverez du Catherine Colomb, du Ramuz, de l’infra-Ramuz, du Paul Morand. Dans le désordre bien sûr. A vous démêler le puzzle !
« Ce lac et ce vignoble qui s’y reflète : qui est le vrai miroir de l’autre ? On descend vers le lac avec des sifflements de buse aux aguets ; on croise des rires, des corsages de demoiselles pas farouches pour un centime, on franchit des frontières, traverse des villages retirés, accrochés au-dessus d’un abîme ; en passant, on s’enhardit, on pousse du pied des portes, le vin coule clair tiré au guillon avec ce léger crescendo dans le godet qui sert de mesure car tout est affaire de mesure ici : il suffit de savoir laquelle. Le vin chante dans la gorge ; c’est le reflet de cette patience qui nous a été donnée, que rien ni personne nous enlèvera – c’est le signe d’un temps où écrire des livres revenait à déchiffrer des signes et ces signes étaient comme posés sur le lac, flottant, en équilibre précaire, entre deux lumières, celle du haut et celle du bas. Parce que de ces signes naît le vin aussi. Et pas un qui ne soit différent de l’autre car c’est cela qui fait de nous des Vaudois, ce sens inné, infaillible, du moindre parchet, de l’âpre réalité du sol qui vous donne dans le gosier une soif légère, infinie, fondée à dire la naissance de chaque cru, Dézaley, Calamin, St-Saphorin, Villette, Riex et consorts. Et l’on revient sur cette étude, on repousse la porte, descend dans des caves : Potterat le petit cordonnier en tient déjà une bonne, il éructe comme un sourd, dit qu’il s’en va pisser contre les étoiles, qu’on aurait dû écouter le Weber, qu’on n’aurait pas dû vendre le pays aux étrangers ; Monachon, le syndic, tente de le calmer, lui explique les avantages et l’on repart pour une tournée parce que chez nous c’est comme un principe : la terre tourne sur son axe, et le monde avec, alors on paie un peu de sa personne, on se dit qu’on finira bien par être récompensé de toute cette peine, de ce labeur qui vous creuse les épaules lorsqu’on remonte de la vigne, et la vigne semble vous suivre, sortir de ses gonds, tellement qu’il faut s’arrêter parce que la soif vous tire en bas. Duboux, le buraliste retraité, s’est arrêté lui aussi. Comme s’il avait cessé de parler et mesurait le temps qui lui restait à vivre. Peut-être que c’est cela vivre, savoir ce qui vous reste parce que pour ce qui est perdu le regret suffit. Et le lac est silencieux, ce soir, il y a longtemps qu’on ne l’entend plus ; – alors que, toujours, autrefois il venait jusqu’à vous par ses vagues, chacune comme une grande phrase dite très vite et à voix sourde. Le temps où se levait tous les deux ou trois jours un violent vent du sud : alors la grosse voix venait.
Mais point de lac, ce soir, et depuis longtemps plus de lac ; c’est ça peut-être qui fait peur, c’est ça qui a commencé à faire peur, cette espèce de trou qui s’est fait dans l’espace.
Dans un coin, Jomini explique. Il a pris la parole. Il a voyagé. Parti et revenu. Il a étudié un peu, c’est ce qui le distingue. Il est d’ici mais un peu à part, Jomini… On l’écoute. Il dit : j’ai la réponse, elle est dans les livres. C’est comme un signe ce qui se passe : si on continue, on va tout saccager. Cette terre n’appartient à personne. Ni au Crédit Foncier, ni à ces messieurs de Berne. Ces vignes, ce paysage, tout cela vient de plus loin que nous. Qui croyez-vous être avec vos pauvres vies pour décider à la place des autres ? Et Jomini regarde au loin, derrière leurs visages, entre l’invisible et eux. Il a ouvert le livre: »Ce miroir magique me faisait voir ma vie future; des forces élémentaires qui jusque-là avaient dormi, s’irradiaient. Je me trouvais au centre de moi-même. En face, la frontière savoyarde, crêtes abruptes refusant le Nord de toutes leurs forces; à mes pieds, la vapeur bleue du lac appuyé contre le Jura, long reptile à l’échine écaillée de glaces et de sapins; sur ma droite, l’étagement des promontoires de Vevey, Clarens, La Tour, venant plonger leurs becs dans l’eau pailletée de soleil; derrière, les Avants, Sonloup, Jaman, dévalant avec leurs brèches, leurs ressauts, arrachant leurs terres meubles pour les précipiter au Rhône, malgré les efforts des chalets, ceux des éperons de pierre pour s’accrocher à l’horizontale.”
Jomini s’est arrêté de lire un instant. Il dit qu’il a soif, lui aussi, qu’on lui serve à boire ; il ajoute « toute cette eau c’est comme un vertige quand on la regarde d’ici, il ne faut pas trop s’y pencher. Restons sur cette certitude : ce pays est notre richesse. Il nous a été donné. Il nous sera repris. Demain, il vous faudra, tarés que vous êtes, voter comme il faut ! » Et les autres l’ont vu partir. Ils ont suivi un moment sa direction. Potterat a éclusé encore un verre. Il a dit : je sors aussi un moment. Et la brume lui est venue contre dans laquelle disparaissait Jomini. Il est revenu plus tard avec une nouvelle soif et cette phrase sur sa femme disparue. On lui a répondu : c’est normal, Potterat, tu vois double à ce moment…
Le lac brassait contre la rive, est-ce qu’elle arrivait celle qu’elle lui annonçait avec tant de timidité, la Reine de la Nuit ? Il y avait sur l’eau le soir un navire de haut bord, immobile sous ses voiles, les oiseaux endormis dans les roseaux se réveillaient et volaient à sa rencontre, dès le soleil levé il n’y avait plus rien qu’une eau rose rose et bleue et une montagne immobile. De quoi était-elle morte ?^’
On a retrouvé Jomini le lendemain, accroché à la poterne du scieur, flottant dans le vent qui s’était levé durant la nuit. Pendu. Un sourire à demi effacé traînait encore sur son visage : certains en parlèrent durant toute la journée au café. Puis oublièrent. Weber avait déjà quitté le pays. Au-dessus de nous un ciel désespérément bleu ressemblait à un présage. »
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