Dans le sillage de l’immense Frédy Girardet et, avant lui, de Jean-Paul Lacombe, notre pays peut s’enorgueillir de posséder de très grandes tables. Voici l’occasion de découvrir quelques-uns de ces fleurons. Un beau livre à offrir pour les fêtes. Avec une préface de Frédy Girardet, Gérard Rabaey et Philippe Rochat et un texte de votre serviteur, Le goût du temps, que vous pouvez lire ci-après.
Le livre : Portraits (intimistes) de chefs (Coup de coeur des librairies Payot et de l'Hebdo !)
Où se le procurer ? Dans toutes les bonnes librairies et ici également.
Vinaigrette de bolets du Mont-Pèlerin, "panna cotta" de Sbrinz, une recette de Stéphane Décotterd, le Pont de Brent
Le goût du temps
"Faire le tour des soixante-huit plus grands restaurants de la planète gastro en quatre-vingts jours, voilà une idée que n’eût pas reniée Jules Vernes ! Pascal Henry, coursier épris de gastronomie, a tenté un jour de relever ce pari fou. Son éclipse, lors d’un dîner chez El Bulli, a d’ailleurs été le feuilleton de l’été 2008.
Au début de chaque repas, Pascal Henry sacrifiait à ce rituel : il ôtait sa montre, la déposait à côté de lui, cadran invisible. Une manière sans doute de signifier qu’il était en train d’accéder à une durée différente. Ou de passer dans une autre dimension.
Nous vivons– c’est le tribut à payer à nos sociétés contemporaines obnubilées par la vitesse et la performance – sous l’inexorable pression de la chronologie et des rythmes contraints. Usain Bolt dérisoires, nous courons après le temps dans le fol espoir de le rattraper. Et rêvons tous de prendre place au banquet de l’éternité.
Le temps suspendu, évoqué à travers l’expérience de Pascal Henry, est le vrai temps du goût. Chaque instant de notre vie possède une saveur particulière. S’attabler dans un grand restaurant avec l’être aimé ou quelques amis, c’est entrer dans ce temps étiré, foisonnant, léger, parcouru de mille sensations, qui dessine les contours du paradis – lequel n’est au fond que la « bonne heure » qui passe. Inutile de la consulter : cette heure ne figure jamais sur le cadran de la trotteuse… Ce temps différent est celui de la présence. Présence à soi et présence au monde que l’on éprouve à travers une expérience de nature esthétique, une fête des sens. Il ressemble beaucoup au kairos, à cette forme originale du temps que les Grecs associaient à l’occasion juste, à la profondeur de l’instant, qui est aussi une révélation.
Restaurant de l'Hôtel-de-Ville à Crissier, Benoît Violier (photo éditions Alpaga)
Le paradoxe veut que les grands chefs – ceux dont il est question ici et dont les créations nous font saisir cette essence du temps profond, association de l’éphémère et du durable, par la magie du souvenir – soient les êtres les plus soumis au dictat de Chronos. Si, dans une cuisine, tout doit être précis, millimétrique et codifié, tout y est d’abord affaire de temps. Quelques secondes de décalage et la chorégraphie n’a plus le même relief ! Dans ce métier de funambule, personne n’a droit à l’erreur. Si cuisiner passe par la maîtrise du feu, celle du temps est tout aussi fondamentale pour l’artiste devant ses fourneaux.
Méfions-nous du cuisinier stressé ou malheureux. Ses plats le seront aussi. On n’explore pas l’archipel du goût pour ça. On vient pour cette forme de magie qu’est la grande cuisine. Pour ces impressions, ces rythmes, ces saveurs qui nourrissent l’âme autant que le corps. Le geste est éthéré, rapide comme l’éclair, mais cuisiner est aussi un éloge de la lenteur. Il faut du temps, beaucoup de temps, pour créer un plat. L’artisan du goût se lève tôt. Même la nuit, il rêve de cuisine.
Nos modèles sont connus. Il y a celles qui donnent la vie, ceux qui la sauvent ou qui la réparent. Pourquoi le cuisinier nous fascine-t-il autant qu’eux ? Parce qu’il va jusqu’au bout de ses rêves, nous offre son temps et partage avec nous son bonheur.
Alors oui, prenons place autour de la table et savourons les premières mises en bouche. Déjà, nous savons que nous sommes en train d’accéder à cette autre dimension, celle de la plénitude, du temps suspendu, de l’instant rare. Privilège rendu possible par la passion et la rigueur d’une équipe, d’une brigade de cuisine, d’un chef, qui jour après jour, d’un service à l’autre, œuvrent tous pour notre plaisir."
Jacques Perrin
27 Comments
Gourmand … merci, Jacques !
Que devient Pascal Henry ?
Je l’ai souvent senti très angoissé.
Jacques perrin a écrit : Entre tel célèbre restaurant espagnol de Girone (visité en octobre dernier) et l’Hôtel de Ville de Crissier, mon choix est très vite fait. Sans chauvinisme aucun.
Cela peut être effectivement une question de goût, mais aussi de moyens financiers. Le repas dégustation passe du simple au double, cela peut être un frein et rendre la cuisine de ce chef moins "accessible".
Un autre paramètre important pour les amateurs de vins que nous sommes reste le prix des vins sur table.
J’avais aimé le repas au Celler de Can Roca, sans le mettre au pinacle.
Pouvoir s’offrir un Bollinger VVF 96 sur table est un plus en effet, Dany.
http://www.lemonde.fr/sport/arti...
Puisqu’on parle du Celler de Can Rocca et que je n’en ai pas parlé ici, voici mes impressions. Cadre élégant, raffiné, cave d’anthologie, présentée avec maestria par un des frères Rocca, prix des vins très sages. La cuisine ? De très bons plats à l’image de cette ébouriffante "Salade verte" dans l’esprit de Michel Bras ou de cette "Brandade de morue" en confrontation végétale. Amusante et délurée la "Blanquette de cochon de lait ibérique au riesling avec sa terrine de mangue, truffe d’été, ail, concentré d’orange, safran et betterave (ouf !) mais , c’est bien connu n’est-ce pas,"trop de notes tuent la musique !" Vous en voulez encore ? Dans le même menu, un "Steak Tartare, glace à la moutarde" (version 2009, précise-t-on sans rire…) avec la déclinaison des ingrédients (au cas où vous voulez vous entraîner chez vous) : tomate épicée, compote de câpres et citron, prâliné aux noisettes, raisin sec à l’Oloroso, beurre de ciboulette, paprika fumé, Pimenton de la Vera (AOC), poivre du Sichuan, curry, feuille de moutarde, etc etc.
Un vrai pélerinage !
La cuisine c’est comme une prescription médicale au delà de trois éléments: danger, est ce que girardet ou chapel mettaient autant d’ingrédients: NON, là on est dans la caricature
Et ce n’était pas tout, je venais de lire chez Perrin la relation de son repas à Celler de Can Rocca, j’en étais tellement l’estomac retourné que j’ai vomi tout mon quatre heure, vivement 2013!
– Croustillant de morue
– Croustillant d’olives noires
– Moralla Fregida
– Velouté à l’eau de mer et fenouil
– Crème de fourme d’Ambert à l’abricot
– Sardine au granité de sangria
– Touron de foie gras
– Soupe de fromage comté, noix, oignons, romarin, laurier, Xérès
– Langoustine avec fumée de cardamome
– Velouté de homard aux oignons
– Ventre de thon fumé (toro), compote de cerise et gingembre
– Rougets accompagnés d’un couscous élaboré avec leurs foies
– Carré d’agneau, morille farcies de pied d’agneau, ris d’agneau et petits pois
– Pigeon, son riz, oloroso, orange confite et genièvre
– Dessert inspiré du parfum « Eternity » de Calvin Klein
Beau parcours mais point de larmes …
Cave top, prix abordables :
Alsace Trimbach Riesling Clos Ste-Hune VT 1989
Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1996
Bonnes-Mares – Domaine Dujac 2002
Jerez – Valdespino – Palo Cortado Cardenal
Combien de restaurants pour pouvoir s’offrir ces vins sur table ?
Le gargouillou de Bras (version dulce), c’est au Bulli !
Une cuisine qui suscite des commentaires…
Pour répondre à surdouellé, je ne pense pas que l’on puisse comparer la médecine à la cuisine de grands artistes comme sont les frères Roca, mais également Chapel ou Girardet. Et pour avoir été au cours de mon cursus réanimateur, je peux te dire que la régle des 3 prescriptions est particuliérement mal adaptée à certaines circonstances. Certains plats emblématiques des chefs que tu cites me semblent avoir été conçus avec plus de 3 ingrédients.
La cuisine à ce niveau est pour moi un art. J’attends d’être surpris, de découvrir de nouvelles sensations au sens large du terme. Je crois que c’est une question de culture et d’historique personnel. Il en est de même de la peinture et de la musique.
Le Chef comme tout artiste évolue. Lors de mon dernier passage chez les Roca, j’ai regouté "l’huitre", plat emblématique de ce restaurant. Ce plat était ce jour là "parfait" d’harmonie avec une "fusion" des multiples ingrédients qui le composaient mais qu’il était possible d’identifier l’un après l’autre.
A l’inverse, une de mes plus grandes déception à été mon passage à Lameloise. Une cuisine de terroir… sans âme (sauf le dessert exceptionnel) et pourtant, nous avions pris les plats emblématiques de la maison. Des plats techniquement bien faits avec de bons produits mais qu’un amateur un peu passionné et avec un peu de bagage technique aurait pu réaliser avec plus d’harmonie et de précision.
"Mes limites" à la cuisine des Frères Roca.
1) comme tous, je suis parfois un peu "dépassé" par la multiplicité des ingrédients. Mon expérience du Steak Tartare n’a pas été aussi convaincante que pour d’autres personnes, je comprends tout à fait la remarque de Jacques Perrin
2) lors de mon dernier passage (aout 2012), j’ai été surpris par le nombre de plats salés/sucrés et par l’emploi du fumage des aliments plus que de raison il me semble, certains plats n’y gagnant rien bien au contraire.
Le plus incontestable : le prix du repas et le prix des vins sur table comme le fait remarquer laurentg. Les prix ont toutefois bien augementé sur la dernière année pour les vins non espagnols… une façon de défendre la patrie en ses temps économiques difficiles
Comme dans les arts (musique, peinture, architecture) chacun a ses préférences.
En gastronomie, c’est d’une totale limpidité : je préfère d eloin la belle cuisine classique parfaitement exécutée avec des produits impeccables.
Exemple, le feuilleté de truffe chez Pégouret ou le Pithiviers chez Briffard ou Dutournier.
Maintenant, l’ouverture d’esprit qui doit rester une ardente obligation pour tout amateur nous fera pousser quelque porte recommandée ici ou là.
Mais avouons quand même qu’il y a quelques zèbres qui poussent le bouchon…
Comme l’écrit Périco, les restaurants autour de l’Arpège sont contents d’y recevoir les zeus qui veulent, enfin, manger quelque chose pour satisfaire leur appétit.
Bon, il est excessif, certes, certes…
La cuisine classique à base de produits de terroir parfaitement exécutée doit rester l’un des courants majeurs d’expression de la cuisine,je partage cette opinion Monsieur Mauss.
Mais si l’on reprend l’exemple de la musique, peinture et architecture, il faut aussi qu’il y est de nouveaux courants et de nouvelles expressions. Il y a toutefois quelques zébres qui poussent le bouchon un peu loin, je partage cette opinion également.
Concernant les frères Roca en particulier, l’amalgame avec el bulli ne me semble pas toujours juste et à mes yeux occasionne plus de "mal" que de bien.
Concernant la cuisine plus "classique" je crois important de dénoncer une dérive qui se voit parfois y compris chez certains étoilés (je pense en particulier à un 3 étoilés du "sud" de france. La quantité ne fait pas défaut mais l’harmonie et la précision des plats oui. J’irai même jusqu’à écrire que la quantité palie aux insuffisances de précision et d’harmonie dans certains plats. Et cela me semble préjudiciable à la cuisine mais surtout pour nous amateurs de vin, aux accord mets et vins. D’ailleurs reconnaissont là au moins une qualité à ces nouveaux "courants" que de pouvoir explorer des accords surprenants et déconcertants voir… ratés je le concéde aussi bien volontier…
Jaffuel, un grand cuisinier c’est pas celui qui se dit qu’est ce qui manque amis qu’est ce qu’il y a peut être en trop! et au dela de 4 ingrédients je maintiens que c’est le début de la décadence, au moins!!!
Si Ducloux avait encore été en vie, je prenais le maquis dans son garage!
jaffuel, si c’est bien de gilles goujon que vous parlez, ses étoiles restent pour moi un mystère, faudrait au moins un gars du CNES (mais sérieux, si possible) pour me les expliquer
Ducloux ! L’émotion de mes passages chez lui me submerge !
On a vraiment été une génération gâtée :
– on respectait nos profs de fac et on partageait des verres avec eux dans les winstube strasbourgeoise, notammen tle Heiliche Grab
– on avait du boulot à la sortie sans aucun problème
– on a évité de partir en Algérie faire le con
– on a connu le Général
– on a connu Audiard et apprécié le noir et blanc.
– on a connu la glorieuse période des Chapel, Pic, Haeberlin, Bocuse, Ducloux (pas Duclos), Guérard
Que laisse t’on à la nouvelle génération qui lit chaque jour qu’en France, on a 8 millions de pauvres et près de 25 % de jeunes sans boulot ?
Oui, mais on n’avait pas la télé qui fait croire à tant d’esprits que les bases de l’éducation sont celles qu’on y voit.
Bref : on recevait des taloches sans aller se plaindre chez un juge…
Et Girardet!!
Surdouellé, c’est bien de GG auquel je faisais allusion, nous sommes donc d’accord sur ce point+++
Monsieur Mauss, il est dans la nature du Français moyen d’aimer à travestir la réalité et à croire à son propre mensonge. Les journalistes en sont en relai responsable et consentant. Il ne vous aura pas échappé l’histoire formidable de ce sud africain amputé des deux jambes qui a battu à la course un cheval de course. Nombreux sont ceux qui ont relayé l’histoire sans préciser que l’homme avait un peu d’avance au départ et que la longueur du parcours avait été parfaitement calculé pour garder cette avance. Une belle histoire comme on les aime…
J’y ai fait un très beau repas il y a quelques années.
Franchement, rien à dire et nous avions amené de très beaux vins (Ponsot, Clerico, Rouget, …) accompagnant un superbe repas.
Voulu y retourner un peu plus tard à 10 convives, carte blanche au chef, en amenant de grands vins.
Réponse négative du chef.
Soit !
Il y a eu les frères Pourcel aussi, et les arcanes parfois obscures des classifications.
Jaffuel :
je ne connaissais pas cette histoire : édifiant !
François,
Il te suffit de lire la signature de Danny sur DC.com pour comprendre son goût pour la rationalité.
Des ravages d’un certain versant du storytelling.
Salut, Danny (et merci pour tes infos) !
🙂
J’ai l’énorme avantage d’être interdit sur DC.
Pour monsieur Mauss : le jour ou pistorius à battu un cheval de course
sport-buzz.fr/video-oscar…
Pour laurentg : mon grand souvenir chez GG est un double plateau de fromage de la taille d’une table chacun. Un pour les corbières, l’autre pour le reste du monde. Exceptionnel alors. Je me suis promis de battre le record alors de 17 fromages degusté par un convive mais malheureusement je n’ai jamais eu l’occasion… Le plateau de fromages était devenu "normal" les 2 fois suivantes.
Pour les frères Pourcel conflit d’intérêt pour ce qui me concerne. J’ai eu la chance d’y manger très régulièrement avant 2000 et ma femme y a pris de très très nombreux cours de cuisine du temps du chef Navarre. L’excellence ne se délègue pas, elle se transmet parfois… Ou pas…
Très beaux fromages chez Gagnaire, chez Bras, chez Veyrat …
Mais ce n’est pas ce que je vise en priorité dans ces endroits, encore moins le soir.
Je suis heureux quand un dessert top parvient à tenir en haleine, ce qui reste assez rare, malheureusement.
Les fromages… je crois que je les aime plus que le vin. Mais ma balance aussi. Un restaurant défendant les produits de terroirs se doit d’avoir un plateau de fromages exceptionnels tout comme sa carte des vins. c’est ce que je trouvais de plus remarquable chez GG avant sa 3éme étoile
Pour rebondir sur les desserts, j’ai toujours apprécié ceux d’el celler de can roca. La juste quantité et une créativité qui m’a toujours séduite. Une amie a par contre il y a 2 semaines était déçue par la quantité, il lui en manquait un peu (? !)
Une petite digression. Afin d’éviter à Mr Mauss d’aller en terre DCenne et de rester en terre neutre sur le blog de notre hôte suisse, ma "signature" est adaptée d’H Poincaré. On devrait faire de la science avec des faits comme une maison avec des pierres : un tas de pierre n’est pas plus une maison qu’un tas de faits n’est une démonstration scientifique. Pour l’anecdote, elle figurait dans ma thèse de science (en biologie moléculaire) et je l’avais attribuée alors par malice à Vincent Van Gohg. Aucun des membres du jury n’a relevé. Je dois dire être rester sur ma faim (fin de la digression)
Une grande table définie par son choix de fromages ?
Je trouve ce concept curieux.
Il y a aussi les fromages "travaillés", mais c’est une autre histoire …
Chez les frères Roca (Dessert inspiré du parfum « Eternity » de Calvin Klein, Sabayon d’abricot), desserts sans intérêt.
C’est aussi le point faible chez Barbot (l’Astrance). Mais j’y ai mangé des plats de la mer sublimes.
Pas une grande table Laurent, une table qui défend les produits du Terroir…
Et cela me va très bien d’ailleurs qu’il n’y est pas de fromage chez les frères roca..