La journée commence par cette triste nouvelle : Christine Valette nous a quittés cette nuit. La grande dame de Troplong-Mondot luttait depuis plusieurs années contre la maladie.
L’an passé, c’était Catherine Péré-Vergé. Cette année, c’est une autre figure qui disparaît. Ces débuts de primeurs sont marqués par un sort funeste.
Depuis qu’elle avait repris la propriété familiale avec son mari, Christine Valette avait hissé ce cru au rang des meilleurs de son appellation. Sa dernière création, Les Belles Perdrix, la table d’hôtes où nous dînions hier soir constitue un modèle de bon goût et de raffinement esthétique. Je ne l’avais rencontrée qu’une fois. Il y a un an.
On peut aligner tous les clichés de circonstance, dire qu’elle s’en est allée rejoindre les vignes du Seigneur. Je préfère simplement évoquer ici le titre d’un livre de Derrida, chaque fois unique, la fin du monde.
Les critères de la beauté
A Bellefont-Belcier, les salons ont été préparés avec élégance pour la dégustation du Grand Cercle qui, désormais, associe la rive droite et la rive gauche.
J’ai une heure devant moi avant mon premier rendez-vous de la matinée. Le temps de traverser le parc aux brumes matinales au bas de la côte sud et de me faire la bouche avec une quinzaine de vins.
Ces premières impressions sont importantes. Elles dessinent les contours, encore un peu flous, d’une image qui apparaîtra avec davantage de précision au fil des dégustations, l’image du millésime. Ou la carte d’un pays, mi-réel mi-imaginaire, dont il s’agirait d’établir le tracé à partir de signes plus ou moins stables et fiables (ici, les échantillons présentés) et de récits de voyageurs qui tous comportent leur part de subjectivité, de projection et d’espoirs. Un peu comme dans ce roman de James Cowan, Le rêve du cartographe.
Un peu plus loin, un peu plus haut, je retrouve François Mitjaville sur son tertre. La dégustation, ici, commence toujours par une mise en perspective dans le grand salon aux boiseries opale.
Deux stagiaires, Thomas et Caroline, assistent à la présentation du millésime par un François Mitjaville en grande forme et, au fond, très serein malgré le tableau apocalyptique qu’il brosse du 2013 : « printemps froid, humide. Floraison dans des conditions désastreuses avec une couleur effroyable. Mois de juillet relativement chaud… ça, c’est très important, car c’est lui qui déclenche les réflexes de prévision des sécheresses de l’été, de descente des réserves et de la résistance à l’hiver. Des vendanges très tardives, la pluie, la pourriture, à fond la caisse. On a sauvé la vendange dans l’état de maturation que j’aime ! »
Tel un magicien sûr de son coup – il va nous le prouver tout à l’heure avec la dégustation de trois vins étonnants, le domaine de Cambes, le Roc de Cambes et le Tertre Rotebœuf – François ajoute encore, non sans ironie : « les cinq conditions qui, selon Denis Dubourdieu, permettent de définir ce qu’est un grand millésime, c’est le besoin sécuritaire de connaître et de maîtriser la vie par le raisonnement. Et c’est pas ça ! Le raisonnement, c’est très bien, c’est très utile, ça sert à fabriquer des frigidaires et voilà… »
Sur la route bucolique qui mène à Sainte-Colombe, j’écoute Ramada Inn de Neil Young. Presque en overdub, avec un léger écho, me parvient encore la voix du philosophe sur son rocher qui étaie son raisonnement et qui évoque la typicité bordelaise, « cette espèce de moiteur, de marinade, qui dégrade un peu les tanins sous le Gulf Stream, des tanins qui s’expriment à travers une profondeur de saveurs et une belle dynamique aromatique… »
Ce 2013 nous ramène à l’humilité
Aimez-vous le bashing ? Ce néologisme emprunté au jargon des golfeurs (qui fouettent leurs balles) a fait florès ces derniers temps sur la toile à propos de Bordeaux.
La faute à qui ? A Stéphane Derenoncourt qui, suite à la décision de ne pas millésimer le château Malescasse (propriété qu’il conseille) a eu le courage de donner sa perception du millésime 2013 dans une interview au Figaro ? On a poussé des hauts cris dans les salons feutrés des châteaux. Certains, sur la toile, ont évoqué à son propos un médecin qui, appelé au chevet de son patient souffrant préconise l’euthanasie immédiate. La chasse était ouverte !
Relisons le texte. Qu’a-t-il dit au fond, le consultant célèbre ? Il parle du 1992, de la nature qui parfois est plus forte que nous, d’une certaine humilité : « Autant dire les choses comme elles sont. Si vous me demandez la qualité du millésime 2013, je dis qu’elle est moyenne et parfois médiocre. Il y a des secteurs favorisés, bien sûr ; tout Bordeaux n’est pas mauvais ».
Finalement, on peut se demander si ce n’est pas cette question d’humilité (tout sauf bordelaise) qui titille les esprits chagrins aquitains. Et puis, ça ne surprendra personne : au pays du bon chêne merrain, la langue de bois est reine et j’ai comme l’impression que je vais l’entendre souvent cette semaine…
Il y a quelques jours, nous avons eu le plaisir d’accueillir au CAVE Christine et Stéphane Derenoncourt pour une rare dégustation des vins du domaine de l’A, leur propriété personnelle créée en 1999 que je n’avais jamais visitée jusqu’à ce jour.
Après avoir fait le tour des vignes, « c’est là que j’aime venir me ressourcer » dit Stéphane, visite du cuvier et de la splendide arche du chai d’élevage, un lieu empli de bonnes vibrations.
Pas seulement pour les vins et les humains qui viennent leur rendre visite. Mais aussi pour quelques jambons de porc noir gascon qui y ont trouvé leur lieu d’élection. Ces derniers sont l’œuvre de Patrick Duler, paysan, éleveur de truffes et affineurs de jambon, artiste ès foie gras, qui en son domaine de Saint-Géry à Lascabanes dans le Quercy fait un peu figure d’hôte idéal. Avec quelques vignerons (Stéphane Derenoncourt, Eloi Dürbach, Thierry Germain, Anselme Selosse…), Patrick Duler a tenté une expérience originale : affiner ses jambons dans la proximité de grands vins.
Le jour tombe. Adieu, veaux, vaches, couvées et jambons. Il faut arriver avant la nuit à Lignan-de-Bordeaux ! Pour voir cette merveille cachée : le château l’Isle-Fort où Sylvie Douce et François Jeantet produisent un des plus jolis Bordeaux qui soient ! Un lieu virgilien. Avec sa vallée secrète de 80 ha, ses prairies ondoyantes, son coteau planté de vignes, et l’Isle en contrebas où les poissons filent comme des éclairs. Sans oublier le château, ceint d’eau, où Henri IV, pourtant baptisé au Jurançon, aimait à s’y arrêter pour faire force libations d’exquis Bordeaux.
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