Nous, touristes de tous les pays, colportons notre propre mythologie d’une montagne à l’autre. Parfois, nous nous croisons, à la frontière de plusieurs cultures, au pied de l’une d’entre elles. Face au Mont-Blanc ou, ailleurs, scrutant le Cervin. Aujourd’hui, devinant dans la pénombre et les nuées la silhouette assoupie du Fuji. Beaucoup de Japonais et très peu d’Occidentaux dans Hakone : une succession de petites stations sans intérêt architectural. A la belle saison, envahis par la foule, bondés, le lac strié par de fausses caravelles aux forbans chamarrés, ces rivages doivent avoir des allures de cauchemars.
Hakone, l'ancien relais de la route du Tôkaido, au bord du lac Ashi.
Durant la nuit, un vent froid et rageur a rangé les nuages dans un recoin invisible du ciel. C’est le moment ! Celui dont les Japonais venus ici en pèlerinage rêvent : le lever du jour sur le Fuji-San !
Dans ce paysage sorti tout droit d’une estampe, comment ne pas penser à Hiroshige dont les vues du Fuji-San ont en quelque sorte façonné l’imaginaire occidental dans sa manière de percevoir les paysages du Japon ? D’autant que nous sommes ici sur la fameuse route du Tôkaidô. La onzième étape très exactement.
Après, il en restera 52 autres pour, venant de Tokyo, rallier Kyôto. On peut d’ailleurs, suivant un chemin qui part non loin de l’embarcadère de Hakone, mettre ses pas dans ceux des voyageurs qui ont suivi la « route de la mer de l’Est » (Tôkaidô), le plus célèbre des sept grands axes parcourant, dès le XIe siècle, les deux régions les plus importantes du Japon, le Kantô et le Kansai, ainsi que les deux grandes rivales, Edo (Tokyo) et Kyôto, séparées par 500 kilomètres. La distance entre chaque relais (shuku-eki) était d’environ 8 kilomètres. Avec une moyenne quotidienne de quatre relais, il fallait en moyenne deux semaines pour rejoindre Kyôto ou Tokyo.
Une section raide et gelée de l'ancienne route du Tôkaidô.
Par qui était parcourue cette route ? Par beaucoup de monde. A l’époque d’Edo. On y croisait de nombreux voyageurs. Des marchands. Des collecteurs d’impôts. Des émissaires du shogunat Tokugawa. Des moines. Des pèlerins. Des SDF avant la lettre. On y croisait aussi les 150 seigneurs de guerre de l’ouest (daimyo), contraints par le shogun à résider un an sur deux à Edo (Tokyo), où d’ailleurs une partie de leur famille était gardée en otage… On imagine le tableau, ces daymio avec leur suite (la famille, des samouraïs, des domestiques), laquelle pouvait atteindre parfois plusieurs centaines de personnes, en transhumance d’un lieu de résidence à l’autre. Et tout ce monde se retrouvant, dans une effervescence particulière, dans les auberges des villes d’étape parmi les autres voyageurs, les canailles, les rêveurs et les prostituées.
La route du Tôkaidô, c'est aussi cet écrivain prolixe, farceur, incroyable, natif d'Edo, mort dans une joyeuse pétarade, Jippensha Ikku, auteur d'un récit immensément populaire : A pied sur le Tôkaidô. Dans la veine des grands romans picaresques, ce livre raconte les péripéties de deux personnages rocambolesques, Kita et Yaji, et passe pour l'un des plus drôles jamais écrits en langue japonaise. C'est dire !
Hiroshige, Hakone Pass, une des 53 vues de la route du Tôkaidô avec le lac Ashi.
Chacune des villes-étapes a ainsi développé une gastronomie et un artisanat locaux, ainsi que d’autres spécialités qui appartiennent toutes à ce «monde flottant » (ukyo) auquel on commence à s’intéresser à la même époque, ce monde de l’impermanence, de l’éphémère, va être capté, interprété, capté, traduit en images par les grands maîtres de l’estampe, dont Hokusai et Hiroshige sont les chefs de file.
Ce sont les fameuses images du monde flottant (ukyoe-e) qui, c’est presque un paradoxe, font accéder ces instants de vie, ces paysages à une forme d’immortalité comme si elles en avaient dégagé l’essence immatérielle !
Prochainement : la cuisine shôjin ryôri des monastères bouddhistes à Kyôto et Koyashan.
6 Comments
"Au printemps de 1689, basho quitta Edo pour le Nord. C’est de ce pèlerinage vers des lieux lointains qu’est né : La sente étroite du bout du monde.
Trois siècles plus tard, Kenneth White quitte Tokyo pour Hokkaïdo. Il a le voyage de Basho en tête : Les cygnes sauvages."
J’ envisage ce voyage pour cet automne et vos observations me stimulent. Merci à vous.
Bonne route et bonne année.
frs
Elles sont drôlement chouettes les vacances de Monsieur Perrin. Il fait rêver tous ceux qui reviennent de huit jours en Bretagne ! En revanche, je suis pas sûr pour les vins 😉
bonvivantetplus.blogspot….
Frs : l’automne ce sera un autre voyage, d’autres couleurs, une beauté fragile, éphémère.
Bashô est là, sur la route. Kenneth White aussi, qui nous accompagnent.
Nicolas : pour les vins, à l’heure où j’écris ceci, c’est néant ! Pas de cartes de vins dans la plupart des restaurants visités pour l’instant. Alors, nous avons bifurqué vers le saké. Avec bonheur ! Une passion nouvelle est née.
Le petit problème : la plupart du temps, nous ne savons pas ce que nous dégustons. Pas de carte de saké, non plus. Celui-ci est servi dans une petite aiguière anonyme. Mais Bashô le dirait :
Voici l’instant du saké
Oublie jusqu’au nom
Et tu riras des étoiles
Un vrai rigolo ce Bashô ! On imagine facile ce qu’aurait pu écrire un Chateaubriand. Se foulent pas la nénette au Japon. Tout en sobriété 🙂 ?
Bon, je sors…
Il dort, se réveille
bâille
un chat sur le sentier de l’ amour
Jacques, Tu vas devoir faire découvrir le Saké sur les bords du Léman. Je l’ai découvert à Vinexpo, il y a quelques années. J’ai vraiment été séduit par la finesse de cette boisson. On ne la trouve pas à tout les coins de rue en France. Un peu à Paris et encore. Dégustation, un weekend, début 2011, à l’Albert 1er.