Pourquoi cette fascination ? Sans doute est-ce avant tout une question de rythmes, de phrasé, de son.
Dès les premières lignes, je fus sidéré.
Si je fus séduit, ce fut d’être libre de suivre les chemins de traverse, les laisses, sur lesquels, à l’infini, ouvre Le dernier royaume…
Si je fus emporté, ce fut par ce chant, cette exigence, lucidité aux frontières…
Est-il facile d’accéder à une telle œuvre, à ses rivages ?
En ces temps d’édition mélancolique ou opportuniste, il faut d’abord souligner ce miracle, ce rassurement : si singulière soit-elle l’écriture de Quignard a trouvé ses lecteurs ! La barque silencieuse est même perçu, à juste titre, comme un des livres de la rentrée.
Même si pourtant rien n’était couru d’avance. Dans un récent entretien paru sur Mediapart, Quignard en paraît presque étonné :«Je tente des formes littéraires ahurissantes, par rapport au marché parce qu’on est dans une époque où il vaut mieux faire un coup plutôt que d’en faire des séries de 10 ou de 15 où l’on ne peut faire un événement de leur publication… »
Il suffit d’aborder La barque silencieuse, ultime livre du Dernier Royaume, comme un livre d’enchantement aérien et de gravité légère ! Un livre ouvert, à entrées multiples, foisonnant et sobre à la fois ; d’un chapitre à l’autre (86 au total), les thèmes s’entrelacent, constituent peu à peu les motifs d’un monde où, d’un fragment à l’autre, d’un signe à l’autre, chacun cherche ce qui ressemble à son destin.
• Le thème de l’enfant et du corbillard de Corbeil à Créteil dont Pascal Quignard rappelle l’origine : l’inconnu de la naissance confié au destin. Quels mots mettre sur ce qui n’a pas encore accédé au langage.
• Que dit-on de soi quand on tente de dire le réel ?
« Vous croyez vraiment que ces deux mots français ont un sens quand on les prononce l’un à côté de l’autre : Je jouis ?
« Je pense qu’il faut faire comme les nuages. Il faut feindre de dire : Je pleus.
• Lire l'ailleurs :
Seul avec le Seul.
Ouvrant un livre il ouvrait sa porte aux morts et il les accueillait Il ne savait plus s’il était sur terre. »
• Devenir soi-même…
• Royauté de la liberté :
• L’art véritable, savoir achever…
« Il y a des carences d’adieux.
Même si tous les mourir des hommes sont inachevables, ll y a des morts plus inachevés que d’autres.
C’est ainsi que la « vie inachevée » erre dans le monde des vivants comme une force inemployée attendant quelqu’un qui s’en saisisse et l’accomplisse.
(…)
Errent partout des morts qui ne sont pas encore complètement morts. Ce n’est pas un conte que je raconte. C’est la vie de tous les jours. Tous les rêves les voient. Toutes les décisions les répètent »
On peut lire aussi plusieurs contes dans La barque silencieuse, tous très beaux : l’histoire de Palaiseau et Bernon l’Enfant, avec la joute des voix, le meurtre et le crâne qui chante depuis la mort, est tout simplement sublime. A
– Chante ! hurle le beau Palaiseau.
Rien ne chante.
• La vie vive
• La mort
La mort est l’ultima linea sur laquelle s’écrivent les lettres de la langue et s’inscrivent les notes de musique. "
J’eusse aimé parler également de l’athéisme, du suicide – la mort impétueuse – de la couleur noire qui apparaissent parmi ces motifs…
Sur Quignard, je voudrais dire encore ce que je n’ai pas su dire. La beauté des phrases qui sont l’allègement d’une écriture dansante (malgré quelques affèteries parfois), ce style qui pulse, la voix amie qui vous emmène au-delà de vous-même, la résistance à l’air du temps, à trop de facilités, l’intelligence partagée, le passage des silences et des vagues qui vous nourrissent, les perles que l’on découvre sur l’estran. Ce qui passe dans le passage. Les mots inouïs jetés comme des clameurs aux paysages.
« Puis nous revînmes par la falaise. Le vent du large souffla brusquement sur nous à l’instant où nous fûmes parvenus en haut de la falaise. L’air sur la falaise était une énorme vague transparente qui se perdait dans le ciel, rebroussant soudain son souffle. Le bleu du ciel gagnait les habits des hommes, de nous tous qui nous tenions penchés en avant, regardant la grève en contrebas, la barque qui venait silencieusement vers l’île, penchés au-dessus de la paroi de tuf qui s’était effritée sur la grève noire. C’était d’une extraordinaire beauté. »
Le livre Pascal Quignard, La barque silencieuse, Seuil
12 Comments
Bien aimé Villa Amalia, le livre …
A propos de passeur et de barque :
http://www.amazon.com/Siddhartha...
…/…
Merci pour cette critique de style qui donne envie de lire Pascal Quignard.
Je voudrais rappeler un beau texte de Pierre Bergounioux qui porte sur les cinq sens [j’en compte six…] du mot "Liber", et relie, pour moi, votre article du 23 septembre et la citation de la semaine :
remue.net/cont/bergouniou…
Merci Jeffrey. Très beau texte de Bergounioux ! Tout est relié : l’écorce vivante de l’arbre, le livre, celui qui vit libre, l’enfant et le vin. Et ce sixième sens, celui qui trace le chemin de l’un à l’autre, celui qui ouvre au vent du large, n’est-ce pas la lecture ?
C’est en effet celui qui peut donner quelques prises sur "la signification de l’heure toujours neuve qu’il est.".
Bien vu Jacques, après "celui qui vit libre" le 6e c’est "celui qui lit vibre" 🙂
"Justice.(…)On lit, mais aussi on est lu par autrui." S. Weil
Vous écrivez "La barque silencieuse, ultime livre du Dernier Royaume".
J’espère bien sincèrement que comme Pascal Quignard l’évoque dans l’émission consacrée à La barque silencieuse sur France Culture dans l’émission "Du jour au lendemain" d’Alain Veinstein, il y aura encore beaucoup d’autres tomes à ce Dernier Royaume, et que celui-ci, le sixième, ne sera pas l’ultime !
Pour ma part, je suis montée dans la barque, et n’en suis pas redescendue.
Cette citation de La Barque silencieuse m’interpelle :
"Nous emportons avec nous lorsque nous crions pour la première fois dans le jour la perte d’un monde obscur, aphone, solitaire et liquide. Toujours ce lieu et ce silence nous seront dérobés. Toujours une caverne noire, des voies souterraines, des ombres avant soi, des sombres bords, une rive trempée hantent l’âme des hommes partout.
Cette citation de Pasqual Quignard figurant sur l’article est aussi mon intuition profonde. C’est précisément pour cela que j’ai intitulé mon recueil de poésies et fictions "Cryptogrammes"
En quatrième de couverture du livre, ce texte que j’ai rédigé :
http://www.manuscrit.com/Book.as...
Nadine Manzagol
Pr info : transcription d’un entretien de Pascal Quignard sur France Culture à propos de son livre La barque silencieuse.
Bien cordialement
http://www.fabriquedesens.net/Du...
Cité par Jacques Salomé dans son livre "je viens de toutes mes enfances" :
Délivrer un peu la passé de sa répétition, voilà l’étrange tâche.
Nous délivrer nous-mêmes – non de l’existence du passé – mais de son lien, voilà l’étrange et pauvre tâche.
Dénouer un peu le lien de ce qui est passé, de ce qui s’est passé, de ce qui se passe, telle est la simple tâche.
Dénouer un peu le lien.
Pascal Quignard