Métaphores du temps
Ne suivez donc jamais ni l’ombre ni la proie ! A travers neuf nouvelles, Antonio aborde le thème du temps et de « son » vieillissement.
Ne suivez donc jamais ni l’ombre ni la proie ! A travers neuf nouvelles, Antonio aborde le thème du temps et de « son » vieillissement.
Dans la nouvelle Le cercle, la vénérable famille Ziegler s'est retrouvée pour une fête de famille et des lectures de poèmes: une femme se souvient. De son enlisement dans les sables de la mémoire.
Le temps pour elle, c’est celui de l’inaccomplissement, de ces années de mariage passées entre les Nocturnes de Chopin et un mari absorbé par ses recherches scientifiques.
Elle tient à la main, enfant perdu, ce ballon crevé qui est son temps à elle, celui qu’on lui a dérobé, elle qui n’a pas eu d’enfant :
»En allait-il donc ainsi, le temps était-il de l’air qu’elle avait laissé sortir par un petit trou minuscule dont elle ne s’était pas rendu compte ? Mais où était le trou ?, elle ne réussissait pas à le voir. »
Ou cette autre femme, sur son lit d’hôpital. Elle est en train de mourir. Son neveu vient la visiter.
Elle lui parle de son enfance, de ses souvenirs enfuis dont elle détient la clé :
»tu te crois tellement intelligent et peut-être n’y as-tu jamais pensé, les souvenirs de notre petite enfance ce sont ceux qui étaient alors déjà adultes qui les ont… »
Le neveu explore ainsi des recoins de sa mémoire qu’il croyait perdus. Il pense à ces années qui s’emboîtent les unes dans les autres. A une bouteille d’eau. Remplie puis vide.
« La bouteille a un sens tant qu’elle est pleine d’eau, mais quand tu l’as bue tu peux la ratatiner sur elle-même et puis tu la jettes, voilà ce qui m’est arrivé, le temps s’est pour moi ratatiné… »
Le neveu, lui aussi se ratatine, se métamorphose : son dos se déforme.
Il se retrouve à l’hôpital. Un jour, durant la promenade, son regard croise celui d'une fillette dans une chaise-roulante poussée par une infirmière.
La fillette évoque avec joie ce que nous poursuivons tous, la chose la plus belle du monde :
« Il aurait voulu se retourner mais n’y réussit pas. La chose la plus belle du monde. C’est une fillette chauve promenée dans une chaise roulante par une infirmière qui l’avait dit. Elle savait quelle était la chose la plus belle du monde, alors que lui ne le savait pas. Etait-ce possible qu’à son âge, avec tout ce qu’il avait vu et connu, il ne sache pas encore quelle était la chose la plus belle du monde ? »
Sommes-nous comme le chat de Schrödinger dans sa boîte, à attendre une mort incertaine ? Le temps de la physique est-il le seul temps véritable ?
Photo Kevin Steele, sur une idée de Justin Wick.
"C'était un temps déraisonnable / On avait mis les morts à table…"
Pour ce vieux Berlinois de l’Est, fin lettré, qui récite en boucle un poème d’Aragon et se souvient des filatures – que suivait-il si ce n’est son ombre ? – au temps où il travaillait dans la Grande Structure, le temps ne passe plus.
Pour ce vieux Berlinois de l’Est, fin lettré, qui récite en boucle un poème d’Aragon et se souvient des filatures – que suivait-il si ce n’est son ombre ? – au temps où il travaillait dans la Grande Structure, le temps ne passe plus.
Le temps est ce filet qui, à un moment donné les enveloppait tous, ses amis et lui. Et eux se sont enfuis à travers les mailles, le laissant prisonnier du filet, sans Objectif. C’est avec les morts à table, avec le souvenir du temps où ils vivaient, qu’il dîne désormais de spaghettis aux langoustines dans des restaurants chics :
« A notre époque il n’y avait pas d’endroits comme ça, murmura-t-il pour lui, nous avons raté le meilleur de la vie. »
Le temps, comme l’avait pressenti le fulgurant Héraclite, est-il pareil à ce fleuve, qui s’écoule trop vite devant nous ? Parfois, nous quittons notre observatoire, la berge, pour nous y immerger mais le fleuve n’est jamais le même. Et nous, sous son emprise, modifions imperceptiblement nos états de conscience, feignant de croire que rien n’a changé. Tel ce personnage qui déclare :
» Je suis content que tu sois revenu, dit-il, il était temps. (…) Pendant toutes ces années Bucarest n’a pas du tout changé, dit-il en souriant, tu ne trouves pas ? »
Et ici, demande Armstrong, est-ce que quelque chose a changé depuis le 20 juillet 1969 ?
Demeurent les questions…
Ou le temps est-il ce dieu mélancolique qui, loin de rendre meilleurs les hommes, les entraîne dans son sillage et rend caduc « ce qui en un autre temps était vrai ».
Ce très beau livre de Tabucchi ouvre quelques-unes des portes de la perception de l’un des problèmes philosophiques majeurs, le temps. On le parcourt comme on entre dans d’autres vies, si proches, si lointaines, celles d’hommes et de femmes dont les souvenirs se racontent mais ne se transmettent pas. Car, illusion de la chronologie, nous vivons chacun dans un temps qui nous est propre. Nous avons beau être contemporains des mêmes événements, respirer un air identique, ajuster nos fuseaux horaires, vibrer aux mêmes émotions, il y a très peu d’ubiquité temporelle, chacun vit dans sa propre durée qui croise parfois l’intensité d’une autre durée.
Ce très beau livre de Tabucchi ouvre quelques-unes des portes de la perception de l’un des problèmes philosophiques majeurs, le temps. On le parcourt comme on entre dans d’autres vies, si proches, si lointaines, celles d’hommes et de femmes dont les souvenirs se racontent mais ne se transmettent pas. Car, illusion de la chronologie, nous vivons chacun dans un temps qui nous est propre. Nous avons beau être contemporains des mêmes événements, respirer un air identique, ajuster nos fuseaux horaires, vibrer aux mêmes émotions, il y a très peu d’ubiquité temporelle, chacun vit dans sa propre durée qui croise parfois l’intensité d’une autre durée.
Demeurent les questions que chaque être humain formule à sa manière et dont certaines débouchent sur des apories :
• le temps est-il un cercle, une flèche ou une pure opportunité liée à l’action (kairos) ?
• le temps est-il une coulée ou une succession d’instantanés reliés par le fil de la conscience ?
• si le temps s’écoule, où disparaît-il ?
• le temps a-t-il une vitesse?
• le temps est-il réversible ?
• le temps de la physique est-il le seul temps véritable ?
• le temps est-il un cercle, une flèche ou une pure opportunité liée à l’action (kairos) ?
• le temps est-il une coulée ou une succession d’instantanés reliés par le fil de la conscience ?
• si le temps s’écoule, où disparaît-il ?
• le temps a-t-il une vitesse?
• le temps est-il réversible ?
• le temps de la physique est-il le seul temps véritable ?
Le livre Antonio Tabucchi, Le temps vieillit vite, Gallimard/récits, 181 p.
Demain Forty years later : Woodstock
14 Comments
Nocturne indien est un beau livre …
Le temps ?
Althusser : l’avenir dure longtemps
Pontalis : le temps qui ne passe pas
Grand Jacques :
Je vais encore être complètement à côté de la plaque, mais j’en ai un peu ras (ou raz ?) la casquette de ces peopolisations sur Berlusconi.
Qu’on le laisse mener la vie privée qu’il veut. Si on l’attaque, il faut que ce soit sur sa politique et rien d’autre. On va arriver bientôt à un système à l’américaine où de bons et solides cerveaux refusent tout job dans la haute administration de peur qu’on fouille dans leur passé pour trouver une amourette peu glorieuse ou un joint fumé ici ou là. C’en est proprement affligeant.
Pourquoi donc faudrait-il demander à un homme politique qu’il ait eu une vie exemplaire ? Même aux cardinaux, l’Eglise, dans sa grande sagesse, n’en demende pas autant ! On a tous nos placards, eux comme nous. Va falloir remettre les pendules à l’heure.
… et j’en viens au temps (transition facile : j’en conviens): bravo pour ce billet qui montre qu’il est temps, oh que oui, que tu attaques fissa les livres splendides, pétris d’humour et de science bien expliquée, d’Etienne Klein. C’est "le" spécialiste, et tu le connaîtras avant cette croisière de l’an 2010. Il nous parlera de ce sujet au Davos. On va s’éclater grave !
François, pas de coup de sang intempestif et pas de lecture rapide… Voici tout le détail. Si j’évoque Berlusconi, ce n’est pas que je trouve le sujet particulièrement intéressant ou people, mais c’est parce que Tabucchi se trouve actuellement sous le feu nourri de Berlusconi et de ses amis pour avoir osé dire certaines vérités qui dérangent…
En clair, Tabucchi est quasi interdit de parole. Avec à la clé, un procès où Schifani, le grand ami de B., réclame 1 million d’euros de dommages et intérêts. C’est la raison pour laquelle ce livre n’est pas paru en Italie.
A part ça, qu’est-ce qui te fait croire que je n’ai pas lu Etienne Klein, un savant brillant doublé d’un philosophe, ce qui est rare.
Sacré Grand Jacques !
Mea culpa : je ne savais pas cette histoire d’interdiction et de procès.
C’est vrai que le zozo fait les lois dont il a besoin…
Ceci dit, continue tes sages lectures 🙂
Le Temps, concept "simplifiant" inventé par, et pour, l’Homme afin de caractériser -à son échelle- le mouvement et l’évolution ?
Tant il est vrai que nous passons notre vie à essayer d’ajouter des barreaux à l’échelle, espérant naïvement comme cela "descendre" moins vite…
Et pourtant.
Cher mauss
berlusconi est indefendanble… le comble de la vulgarite avec sarko en proche second…
S’il est clairement indéfendable politiquement, le point d’importance est qu’on se fout du reste comme de ses premières culottes. Le seul intérêt à se pencher sur ce phénomène est à le décrypter pour rendre compte à quel point chaque partie (et parti) est, au fond, en dérapage contrôlé sur ces sujets. Tout le monde sait qu’on nous abreuve de ce genre d’informations pour jeter un voile de brume sur le fond, mais dormons, dormons … et délectons nous de ces trémulations épileptoïdes.
Pour faire simple, qu’il ai la prostate encombrée ou la vigueur d’un yearling, on s’en moque.
M. Mauss, vous qui avez l’air de connaître le sujet : Mussolini, aussi, était un type bien. Avec lui, les trains arrivaient à l’heure… Le problème, ce n’est pas vie privée/vie publique, c’est l’efficacité. Qu’en pensez-vous ?
Astrid,
L’efficacité de quoi ?
…de la police.
Gaffe! Silvio Berlusconi tient en effet une "liste"… http://www.lefigaro.fr/flash-act...
Malgré cette hausse vertigineuse, la France demeure l’un des pays européens qui pratique le moins d’interceptions judiciaires – quinze fois moins que l’Italie, douze fois moins que les Pays-Bas et trois fois moins qu’en Allemagne :
http://www.lemonde.fr/societe/ar...
Allez, Astrid, un petit peu de constance, de suite dans les idées
Le temps romantique d’Aragon:
"Le lierre de tes bras à ce monde me lie/Je ne peux pas mourir, Celui qui meurt oublie".
Après avoir dit qu’il était en quelque sorte l’élu de Dieu ("venez sentir ma peau, elle a un parfum de sainteté"), le grand pitre italien déclare aujourd’hui, pris la main dans le sac :"je suis comme tout le monde, je ne suis pas un saint !" Remarquez, on s’en serait douté…