Il prend la parole. A grands traits concentriques, François Mitjavile brosse la fresque, les filiations, les paysages dans lesquels s’inscrit le vin. Dans le vin, il y a toujours plus que le vin. Rien de plus ennuyeux que les types qui ne savent parler que de vin.
Je cite Bobin : "J'ai toujours eu un léger dégoût pour ceux qui sont capables de commenter pendant des heures la finesse ou l'arôme d'un vin, amenant dans leur parole, pour des choses sans importance, une délicatesse qu'ils ne mettent pas dans leur vie."
Il réfléchit. Me regarde avec une attention extrême. C’est ce qui frappe chez lui. Cette attention qu’il met dans tout. Oui…oui, c’est cela, comment introduire un peu de délicatesse dans notre vie ? Nous sommes les héritiers spirituels des Grecs. Le vin est à la fois la spiritualité et la drogue de l’Occident. Le vin est du domaine du chaos et de l’harmonie. Apollon et Dionysos. Le vin est d’abord une exigence d’authenticité. Plus tard, les Appellations d’origine contrôlée sont nées de la même exigence, au moment de la séparation de l’église et de l’état. Il fallait essayer de protéger la variété contradictoire des saveurs. C’est dire qu’on va retrouver ici, au cœur de l’immanence, une forme d’idéal, de transcendance. Même s’il n’y a plus de dieu unique de la Beauté. Ceci s’opère à travers le cru et le millésime.
Le cru, poursuit-il, c’est la présence, le lieu où croît la vigne. Le millésime, c’est l’originalité profonde du temps, et une notion très dérangeante. Par exemple, comment exprimer l’incroyable vérité d’un millésime de sécheresse ? Le millésime est une notion émouvante et dérangeante parce que singulière. Dans un grand vin, vous goûtez les saveurs du millésime d’une manière ouvragée. A Bordeaux, nous avons un climat difficile, nous vivons sous le règne d’une nature généreuse, luxuriante et humide. C’est une région très riche sur le plan agricole. Ainsi, on ne comprend bien un grand vin de Bordeaux que si l’on a intégré, sur le plan sensoriel, ce que veut dire la macération du fruit. Cette humidité moite et chaude de Bordeaux, c’est celle qui permet de macérer et d’obtenir des tanins légèrement dégradés. La poésie des choses ce sont les arômes.
Il ne faut pas rechercher la puissance, le vin impressionnant. Il faut rechercher le vin émouvant : dans une telle perspective, les tanins doivent être légèrement dégradés. Personnellement, je ne crois pas aux vins dits « modernes », noirs, puissants, aux saveurs primaires. On peut même décrire les itinéraires techniques qui ont mené à ces vins. La tendance actuelle est de travailler en réduction, sur les saveurs primaires du fruit. Pour moi, ce n’est pas ainsi qu’on produit un grand vin. Au terme de ce processus, vous avez ce que j’appelle un « vin boîte de conserve ».
Il y a deux notions importantes en relation avec les vins de macération : c’est, d’une part, celle de profondeur et, d’autre part, celle de fraîcheur, de dynamique aromatique, qui n’est pas en relation avec l’acidité. Emile Peynaud, le visionnaire, l’avait déjà dit : les grands vins seront toujours des vins d’acidité faible, des vins difficile à élever.
Le langage des saveurs est sans doute le plus mystérieux qui soit, ce langage vous raconte le temps qui passe. Il faut de très longs élevages. Voilà pourquoi, il faut mettre le vin en bouteilles juste avant qu’il ne vire vers un bouquet d’oxydation.
Les vins (dans l’ordre de dégustation choisi par F. Mijavile)
"Le Tertre Rotebœuf est le terroir le plus exotique et le plus fragile de la côte sud. Ce sont des argiles froides et humides. Il requiert une longue et lente maturation du fruit, que l’on obtient grâce à une exposition très chaude, presque méditerranéenne. Le Tertre est un petit morceau de rocher qui s’avance comme une péninsule et tombe de tous côtés, avec un climat de type sud, sud-est, de type bourguignon."
Premier millésime : 1978
Tertre Rotebœuf 2006 ce fut un vin difficile à élever, que tout le monde n’a pas compris. Robert Parker à mis une claque à ce vin-là. Il n’a pas compris l’acidité basse du vin.
Et pourtant, quel vin : nez profond, balsamique, épices orientales. Très belle texture, ample, déliée. Un participant évoque l’idée d’un « vin apaisé ». Et, ajoute François Mitjavile, je vous promets que ce vin sera encore là dans 20 ans. !
"Roc de Cambes est pour moi un terroir aussi grand, aussi excitant que Tertre Rotebœuf ! J’y mets les mêmes soins, les mêmes moyens ! Les Côtes de Bourg, au XVIIème siècle, étaient un des terroirs les plus célèbres de Bordeaux. Pour moi, le Roc de Cambes est un magnifique terroir, c’est situé sur un roc qui tombe vers l’estuaire. Il m’aura fallu presque trente ans pour que ce cru fasse rêver…"
Premier millésime : 1988
Roc de Cambes 2008 très beau vin, dense, énergie, à la trame serrée, avec une belle persistance finale, même s’il est encore un peu dans sa gangue aujourd’hui.
Tertre Rotebœuf 2003 Nez généreux, expansif, sur les fruits confits. Le corps est caressant, évasé, avec une finale aux tanins légèrement poudrés et une texture digne d’un grand Bourgogne.
De plus en plus, dit FM, j’essaie de décrire un vin à travers un ou deux qualificatifs uniquement. Il a raison : un commentaire de dégustation n’est pas une glose. Alors un mot, un seul : volupté.
« On a attendu très tard parce que ça mûrissait très lentement, avec un côté confit de canicule. Nous avons un mariage entre la fraîcheur et la dégradation somptueuse des saveurs. »
Tertre Rotebœuf, un modèle de viticulture.
Roc de Cambes 2007 Droit dans ses bottes, frais et fuselé, il affiche une très belle tenue et se goûte déjà avec bonheur.
Tertre Rotebœuf 1997 « La floraison a été longue et hétérogène. Elle a duré presque quatre semaines. Dans ce millésime, nous avons transformé le handicap du millésime en caractère du millésime, parce que le temps nous a aidé avec un été indien. On avait un côté très gourmand, très chocolaté, avec des notions de fruits frais. »
Nez magique de violette, de fruits macérés – un dégustateur évoque à nouveau la Bourgogne – de truffe, de tabac. Notes grillées en bouche pour un corps ample, très savoureux.
Roc de Cambes 2005 Ce vin est magnifique, droit, tendu, d’une jeunesse impressionnante, sur des notes de prune, de réglisse, d’une profondeur et d’une définition des saveurs remarquables. Très certainement un des plus grands Roc de Cambes !
Roc de Cambes 1995 Dix ans plus tard, on retrouve un style, une signature du terroir, dans l’approche olfactive. Très joli vin malgré ce bémol que nous livre M. Mitjavile : « Nous avons eu un coup de grillure durant l’été. Je me souviens que nous avions un pressoir merdique. Je me moquais des théories sur le pressoir vu que nous récoltions très mûr. J’avais un maître de chais, aujourd’hui à la retraite, qui m’a dit : ça jutait encore, j’ai remis un programme automatique à fond la caisse… Résultat : nous avons récolté cette petite rudesse finale que je ne retrouve pas ce soir. »
Emilie Mitjavile
Tertre Rotebœuf 1999 « La nature a été luxuriante tout l’été. La vigne ne voulait pas mûrir. Quand j’ai vu ce vin aussi souple, j’ai demandé à Jean Cordeau comment nous avions pu avoir quelque chose d’aussi voluptueux.
Des notes grillées à foison, des épices, des fruits à noyau, du cuir, du santal et cette chair caressante, cette texture presque baroque, qui paraît alanguie, presque, canalisée par une très belle assise tanique. Une gourmandise !
Tertre Rotebœuf 2000 C’est un très grand vin, d’une complexité étonnante et à propos duquel le mot d’harmonie n’est pas galvaudé. Malheureusement, les deux bouteilles présentées étaient entachées par un goût de bouchon. Rageant !
« Nous cherchons des rêves que nous atteignions plus facilement dans notre jeunesse. »
Roc de Cambes 2003 Une réussite magistrale. L’estuaire de la Gironde semble avoir joué ici à fond son rôle de régulateur thermique. Le vin étonne par sa fraîcheur et son style ! D’une manière générale, les dégustateurs présents lors de cette soirée, s’ils savaient à quoi s’attendre à propos de Tertre Rotebœuf, ont découvert à travers cette verticale l’incroyable potentiel de Roc de Cambes !
Tertre Rotebœuf 2010 Lors de la dégustation de ce vin en Primeurs, j’avais écrit ceci : »L’artiste François Mitjavile a su capter tout le génie du millésime et signe à nouveau un des vins les plus étonnants de Bordeaux. » Le dégustant ce soir, non seulement cette impression est confirmée mais j’ai cette intuition que ce Tertre Rotebœuf 2010 sera, pour les générations futures, un parangon du grand vin de Bordeaux, à l’instar de ce que Cheval Blanc 1947 fut pour des générations de dégusteurs.
Il y a de la grâce, une forme de magie peut-être, dans ce Tertre Rotebœuf ! Comme l’avoue avec émotion François Mitjavile qui sait détenir là un des vins les plus originaux de la propriété : »on navigue au ciel ! »
Roc de Cambes 2009 Une autre très grande réussite, mais dans un registre très différent. Plus grave, plus sombre, un peu moins tonique que le précédent, il subjugue pourtant par sa texture impressionnante et sa plénitude de saveur.
Merci à François et Emilie Mitjavile d'avoir fait le voyage et merci à Serge Pulfer pour les photos !
8 Comments
La fréquentation de Montaigne par François Mitjavile ne m’étonnes pas. Il est probablement pour lui Yquem avec la tête en plus.
Je n’ai bu qu’une bouteille de Tertre-Roteboeuf 1990 (en 2006).
Puissant, très mûr, chaleureux, légèrement sucré.
Spectaculaire, encore très jeune, pas facile à décoder et surtout propice à à la polémique dans le débat sur la fraîcheur.
Question de goût …
Il sera délicieux pour certains, roboratif pour d’autres.
Pour apporter de l’eau à ton moulin Laurent, dans la dégustation ici relatée, et sur le Tertre Roteboeuf en particulier, j’ai davantage été touché par les vins des millésimes réputés "frais" tels 1999 ou 1997 que par 2003 ou 2006, par exemple. Même si dans l’absolu j’ai tout aimé.
L’équilibre de l’année 1997 ou 1999, et sa restitution dans le vin final par le travail du vigneron, m’a vraiment emballé : grande conformité à la climatologie annuelle et en même temps celle-ci est sublimée… du grand art…
Sur Roc de Cambes, j’ai adoré toutes les années dégustées – y compris le très réussi 2003 ! Un peu moins 95 peut-être, moins raffiné que les autres malgré son âge…
En tout cas un grand moment et une des plus belles verticales que j’ai pu faire au CAVE ! De très grands vins…
Nicolas,
Je m’interroge aussi sur l’évolution de Tertre-Roteboeuf 1998 (jugé un peu trop "sudiste" lors de l’horizontale 1998 au club).
Pour info, ce Tertre-Roteboeuf 1990 avait été dégusté à côté d’un Parantoux 1990 de Rouget, pas tout à fait prêt et un peu impacté lui aussi par les faveurs du millésimes.
J’aimerais bien goûter en trio :
* Tertre-Roteboeuf 1990 (une bouteille conservée au domaine, si possible)
* Montrose 1990 (trouvé 2 fois assez baroque et loin d’être parfait)
* Lynch-Bages 1990 (que j’ai récemment trouvé classique et magistral, mûr, racé, digeste).
Laurent, en toute bonne foi, je ne pense pas que cela ait beaucoup de sens de comparer les vins de F. Mitjavile aux d’autres vins de Bordeaux, car il me semble que sa vision de la maturité du fruit et de l’élevage est en décalage avec nombre de grands chateaux ! Ses vins sont grands, émouvants, et j’ai personnellement envie de les boire pour eux-mêmes et donc ce qu’ils sont…
Nicolas,
Tu comparerais à Pavie ?
Etonné le wwe dernier sur 2 superbes Bordeaux dégustés à l’aveugle, issus du millésime 1973 : Bel Air Marquis d’Aligre et Lafite.
Et 2 styles encore bien différents.
Tiens, tu me donnes envie d’ouvrir un Tertre-Roteboeuf 1996 le we prochain.
Je ne bois pas assez de Pavie pour répondre !
Je ne sais pas comment est TR 96, mais Roc de Cambes de la même année est… extra !
On l’a goûté avec les copains récemment : http://www.vin-terre-net.com/vin...
Un article intéressant sur le Tertre Roteboeuf : http://www.sudouest.fr/2013/04/1...