– De quoi parles-tu, Peter ? Mon unique souci, c’est le développement de la plate-forme, de continuer de faire croître Facebook, le plus formidable réseau de communication que l’humanité ait connu à ce jour… bientôt un milliard d’utilisateurs, demain la plus grande partie de l’humanité sera connectée… Nous sommes entrés dans une ère nouvelle, Peter, tout cela ne fait que commencer et, pourtant, nous avons déjà gagné la partie. Tu dois rester avec nous !
– Voilà que tu te projettes en chef d’entreprise, en bienfaiteur de l’humanité, c’est à pisser de rire, Mark ! Tu t’es vu, avec ton show d’histrion en hoodie, devant les investisseurs et les banquiers de Wall Street ? Tout le monde voulait être de la fête. Ils rêvaient tous d’aller dans la stratosphère : ils sont montés dans l’avion. Quand ils ont aperçu la tête de geek embrumé du pilote, ils ont compris qu’ils s’étaient trompés de destination…
– Peter, je croyais que tu étais un visionnaire, un type qui sait capter les frémissements du temps, qui navigue entre les flux et voit loin, très loin. Je me demande si, au fond, tu n’es pas comme les autres, un anarchiste de droite, un type qui ne recule devant rien, un cynique, qui utilise la rhétorique libertaire, voire altruiste, pour justifier son profit personnel…
– Tu as sans doute raison Zuckie. Cela dit, personne n’est extérieur au système. Nul ne détient les clés de l’avenir. On peut toujours essayer d’imaginer le futur, grâce à son caractère prédictible. L’avenir, c’est autre chose, il est de l’ordre de l’imprévisible. Je m’intéresse à l’avenir, pas au futur. Si nous ne détenons pas les clés de l’aléatoire, que nous reste-t-il pour générer du profit ? Le pari ? Autant relire Pascal ou jouer à la roulette. Mon métier, c’est la gestion du risque. Je suis un macro-investisseur, doublé d’un investigateur. Je collecte des indices pour tenter de reconstituer le puzzle de la vérité. Seulement voilà, Mark, cette vérité est un leurre. Il faut inventer le puzzle à partir des pièces qui le composeront – dont seule une infime partie nous est connue. Tous ces indices renvoient d’une manière indirecte à des événements à venir. Ceux-ci seront d’un tout autre ordre que ce nous connaissons. Sans doute changeront-ils profondément notre représentation du monde et des rapports humains, mais ça, nous ne le saurons qu’après coup. C’est ce qui s’est passé avec Facebook. J’étais là en 2004. J’ai cru – et je crois toujours – en votre projet, moins en son modèle économique. J’ai mis 500 000 dollars sur la table… Facebook m’est apparu comme l’éventail de tous les possibles. Le rêve d’une transparence sociale proche de la désincarnation. Une nouvelle usine de production où sont moulinées toutes les catégories héritées de l’antique sagesse (intime/extime, proche/lointain, fantasme/réalité, vérité/représentation), un théâtre mimétique où chacun cultive l’illusion d’être devenu l’acteur de sa propre vie, d’avoir des amis qui ressemblent à des miroirs. Je vais te dire, Zuckie, à quoi me fait penser ton Facebook. A un immense trou noir, où s’abîme la durée, un instantané dans la course folle de l’univers, une réplique de nos vies éclatées, intensités désirantes, solitudes, bref sagesse de détail et folie collective. Demain, un autre réseau le supplantera. Plus halluciné. Plus malin. Plus transversal. Un réseau on the edge ! Sans doute est-il déjà là. Il faut apprendre à lire ses signes. Twitter ? Un autre trou noir. Flux trop éphémère. Je n’ai pas compris pourquoi ils ont refusé notre offre de rachat ? Avec Clarium, mon fonds d’investissement, j’ai annoncé la couleur : ma mission, c’est de trouver une autre voie, différente, entre le chemin étroit de la sagesse obsolète et la piste mal tracée, aléatoire, de l’intelligencenihiliste… Méfie-toi de toi-même, Zuckie, et des autres. L’entrée en bourse de Facebook a été calamiteuse. Le capitalisme est en crise. Il a besoin de victime sacrificielle. Tu détonnes. Tu es le bouc émissaire idéal, avec ta dégaine, ton style de dilettante, ton arrogance. Si j’abandonne le navire, je vois déjà le titre : le sacrifice du (face)book d’or ! Je ne quitte pas totalement Facebook, Mark, je diversifie. J'investigue, j’anticipe, j’élague.
3 Comments
Extra!!!!!
Piquante évocation du banquier anarchiste…
Et une pincée d’auto-dérision ?