Le lendemain, un jour lumineux, tranchant, sec. Le ciel de Paris ressemble à des éclats de Mantegna. La lumière sculpte le silence, encore présent sur la ville : Paris sans les voitures, ça ressemble à ça, à cette fête dans une livrée insolente de paillettes et de givre, à cette vie légère, surprenante, insolite, de la marche et des rencontres. Un monde ouvert.
Voici la rue Beethoven, pentue et glissante, un bow-window, un panneau discret, un lieu presque aussi secret qu’un trois étoiles tokyoïte. Je suis déjà venu ici.
Aujourd’hui, le chef Pascal Barbot, sans doute l’un des cuisiniers les plus originaux de sa génération, a imaginé un menu à partir des vins.
Quelques ouvertures amusantes (mais pourquoi diable continuer à utiliser de l’huile de truffe blanche qui devrait être bannie de tout établissement gastronomique !), comme ce champignon de Paris à la poudre de cèpes qui prépare le terrain pour un Champagne Alfred Gratien 1985 qui jette ses derniers feux avant d’aller rutiler ailleurs.
Première merveille : le Clos Ste-Hune 1990, une très grande bouteille, beaucoup plus extravertie que celle que nous avons eue en septembre dernier, et ce plat extravagant, si juste pourtant : Duo de langoustines (pochée/dorée), huître pochée, beurre de kumbu, Mertensia maritima – un plat-signature de la galaxie Barbot, un stalker qui vous emmène loin dans des méandres de saveurs avec des prolongements iodés et réglissés absolument sublimes !
Et tant pis pour les philistins qui ne ne jurent que par le pâté en croûte, les monuments en péril du passé : désolé, ah vraiment, pour ceux qui, le nez dans le giron de la mère Brazier, n’ont pas fait leur deuil de la poularde ! La grande cuisine, c’est aussi ici que ça se passe, dans ces équilibres subtils, ces fulgurations et cette évidence du goût ! Comme un funambule sur son filin tendu. Tout est précis, subtil, millimétrique. On peut retirer le câble : le type marche tout seul, là-haut dans les airs, et personne n’a peur pour lui.
Deuxième fulguration, construite autour d’un Corton-Charlemagne 2002 d'Henri Boillot qui avait fait parler la poudre lors dun Grand Jury à la Villa d’Este : Sole meunière, sauce satay, kumbawa, basilic. La sole est servie avec deux contrepoints, saveurs exotiques entrelacées : un bouillon de crevettes, coquillages et crustacés, ainsi qu’un Croquant de cacahuètes, piment doux, basilic et pâte de satay.
Croquant de cacahuètes
Grand plat, transversal, aux saveurs multiples, diffractées, puis rassemblées ! C’est sans doute cela, une des définitions du génie culinaire : rassembler toutes ces salves dans un creuset commun. Des épices, de la citronnelle, des sucs de crustacés qui crépitent sous la dent, du feu, et tout est en place ! Et le vin lui-même qui monte en puissance, s’ouvre, se révèle, comme transcendé par la magie de ce paysage.
On reste sur un Corton-Charlemagne 2000 de Leroy pour accompagner les deux plats suivants. Un vin impressionnant par sa présence, sa densité aérienne, sa vivacité joyeuse, sa complexité sans complication :
Poularde jaune du Mans, Comté sous la peau, choux, crème de Parmesan, beurre de truffe blanche, concassé de noix et de Parmesan
Polenta. Tempura de mie de pain, jus de viande.
Changement radical de décor. On passe à des choses plus corsées, plus automnales. Le premier vin rouge à ouvrir les feux est un splendide Lafite 1986 en magnum, fuselé, cèdre, épices, balsam, un « vin de pâtine lente » comme aime à le dire Philippe Bourguignon présent à ce déjeuner. Il emmènera sur les cîmes le plat suivant :
Noisettes de chevreuil, aubergines laquées au miso, piment piquillo. Toujours se méfier de ces transitions ! C’est le moment où le joyeux équipage, tout au bonheur de savourer l’instant présent, voudrait qu’il durât toujours, pense déjà à le prolonger, le renouveler. Des rendez-vous sont pris pour d’autres agapes. Les agendas sont sortis, les dates choisies : en très peu de temps, le programme des réjouissances est fixé pour les trois prochaines années. « On commence le 4 février, je viendrai faire la cuisine, lance à la cantonnade Enzo, j’amène les produits, mes casseroles, mes couteaux ! »
La totale, Enzo !
Attention, le lièvre arrive, surligné par un noble et terrien Clos Vougeot 2000 de Leroy ! Il annonce le lièvre à la Royale façon Pascal Barbot, plutôt que sénateur Couteaux dont, quelle que soit l’interprétation, on rappelera ici qu’il fut « conçu » à l’origine pour l’édenté Louis XIV.
Râble de lièvre, airelles. Condiment griottes-amande.
Lièvre à la Royale à la manière de Pascal Barbot, agrumes, grenade, ail noir de Aomori fermenté à l'eau de mer.
Barolo 2001, Le Rocche del Falletto 2001, Riserva, (en magnum), Bruno Giacosa
Barolo 1998, Brunate, Riserva, Vieilles vignes, (en magnum), Roberto Voerzio
Barolo 2001, Le Rocche del Falletto 2001, Riserva, (en magnum), Bruno Giacosa
Barolo 1998, Brunate, Riserva, Vieilles vignes, (en magnum), Roberto Voerzio
Deux très grands du Piémont pour accompagner ce chef-d’œuvre. Très beau vin de Bruno Giacosa, aux notes de rose, de goudron, d’un équilibre merveilleux. Le Barolo de Voerzio, dense, coloré, est un grand vin également dans un registre très différent. Puissant, encore très jeune, il semblait prédestiné à ce plat, extraordinaire, concentré, sur des harmoniques profondes. La sauce est consituée à partir d’une première infusion, très courte, d’une vingtaine de minutes, où les parties les plus giboyeuses du lièvre (poumons, rognons) sont extraites. La deuxième séquence dure près une semaine avec compotée de lièvre à feu très doux, additionnée de coing, genièvre, foie gras, cannelle, cardamome fumée, lard fumé, etc. Le tout lié au sang de lièvre et foie gras.
Peut-on encore apprécier des desserts après cela ? Pourquoi pas : un sorbet gingembre, piment, citronnelle, remet tout le monde d’aplomb et personne n’a regardé passer ce train avec des allures de bovins engourdis par la rumination :
Compotée de pommes façon tatin et craquant Gen Maï
Crème glacée caramel fleur de sel, sauce café-cardamome, speculoos
Tartelette Gianduja et Kabiotta (potiron japonais)
Crème glacée caramel fleur de sel, sauce café-cardamome, speculoos
Tartelette Gianduja et Kabiotta (potiron japonais)
La fête fut belle !
Et quand on quitte, en transes, ce lieu magique, dans l’air vif de Paris, le tourbillon de la vie a repris ses droits. La grande arche de la Tour Effel est parée pour les fêtes. Le long des Champs-Elysées, les stands de bimbeloteries et de sucre filé mêlent leurs odeurs grasses et sucrées. Qu’importe ! La vie est belle.
Et, juste à côté, au Grand Palais, il y a une exposition magnifique France 1500 qui met en scène les grandes mutations artistiques qui se sont produites, entre 1460 et 1480, au lendemain de la Guerre de Cent ans. On y trouve des œuvres épatantes de Jean Fouquet qui opère la synthèse entre le style figuratif de l’art flamand et les innovations de l’art italien, de Nicolas Froment, l’admirable Vaisseau de cœur d’Anne de Bretagne – qui souhaita que son cœur lui fût dérobé et enterré, à part, avec les restes de ses parents – un très beau tableau de Jean Poyer, le repas chez Simon le pharisien, d’admirables oeuvres de Jean Hey également.
Mille mercis à Roudi, initiateur de ce déjeuner superbe. Ainsi qu’à Enzo Vizzari, venu tout droit d’Italie avec dans sa valise ses baroli célestes !
Le restaurant L’Astrance 4 rue Beethoven, Paris (15ème) – Métro Passy
t. 01 40 50 84 40
13 Comments
Cela en devient gênant de voir à quel point un grand Ste Hune vous renvoie aux oubliettes tous les autres blancs qui essaient de survivre derrière, quelque soit leur pedigree !
Le XXIème siècle sera riesling ! Qu’on se le dise !
Yes, signor Mauss, vous avez mille fois raison mais ne réduisons pas le monde à nos goûts, fussent-ils absolus ! Pour ma part, j’ai adoré le Corton-Charlemagne 2000 de Leroy, moins vibré sur celui de Boillot, qui tenait honorablement son rang (on ne va tout de même pas se déjuger, hein ?).
Autre grand vin méconnu, un Hermitage après quelques années de vieillissement. L’autre soir, sur un pot-au-feu d’anthologie (eh oui ! ) d’un restaurant privé, l’Hermitage 1994 de Faurie a sorti le grand jeu !
Tout n’est pas perdu !!
Le Grand Jacques aime le pot au feu ! 10 qns de travail de sappe, de douces insinuations, d’appels divers et variés, et enfin la lumière !
On va se le faire ce repas de Nignon !
La file d’attente pour manger chez Barbot est impressionnante …
Plus sérieusement : une adresse inoubliable.
Chez Giacosa récemment : rose et goudron, tannins virils et pas mal d’alcool (comme sur les Bordeaux 2009 ?) sur le Barolo le Rocche del Falletto riserva 2004 (red label).
Toujours pas convaincu par le Brunate (riserva VV ?) 1997 de Voerzio, après 4 ou 5 dégustations (manque de typicité, de fraîcheur, d’élégance).
Et si cher ! Et 100/100 Wine Spectator ?
Possible que 98, année moins mûre, soit plus en envolée de nebbiolo moderne.
Ce plat m’évoque aussi une Côte Brune de Jamet ou une Centenaire de Brunel à Châteauneuf.
Pfiou, quelle inventivité et en même temps quel respect de la nature des produits ! Du grand art. Il faut définitivement que je fasse le déplacement cette année !
ps : je me demande quel goût peut avoir cet ail noir fermenté.
Très doux, très doux. Cuit et fondant.
La fermentation apporte t-elle qq chose ou est-ce simplement très proche de la douceur d’un ail nouveau confit ?
Le Grand Jacques va me contredire et me réduire en pâté, mais, honnêtement, cet ail noir n’apporte pas grand chose question goût ou saveur.
Moins fort que notre ail à nous en tous cas !
Contredit ! Rien à voir avec l’ail que l’on a chez nous, Lautrec ou autre. Il est d’une douceur et d’une digestibilité étonnantes et son côté iodé amène un contrepoint très subtil sur une viande ou un gibier !
Le contrepoint culinaire ! J’ai encore tant à apprendre 🙂
Mais non. C’est un goût. En cuisine, tu es resté hyperclassique. Tu ne prises guère le baroque, la polyphonie gustative. C’est ton droit, cher François ! Et il est vrai quand lorsque ce n’est pas maîtrisé (la plupart du temps…), c’est vite n’importe quoi. Mais pas chez Barbot, qui le génie des funambules.
Ok, je note.
Le funambule qui passe du contrepoids au contrepoint, quoi de plus logique ?
François se consolera bientôt avec des pâtés de chez Reynon ! Baroques dans un tout autre sens pour le coup !
Très beau repas ce midi, de haute volée.
Ste-Hune 2003 et Rousseau Clos St-Jacques 2003 : 2 vins sublimes, à prix corrects.
Ambiance professionnelle et décontractée,ce qui est très appréciable.