Or, voici que l’autre jour, sur la route de l’Etivaz, j’écoutais un poadcast du féru sociologue catalan Manuel Castells. Ce dernier parlait de l’avènement de l’auto-communication de masse qui modifie les rapports de pouvoir.
Un hémisphère neuronal connecté aux lacets du Col des Mosses, un autre sur les ondulations spéculatives du penseur, je savourais ces instants, rasséréné par cette nature pacifiée et domestiquée, laquelle vu de loin ressemble à un paysage de maquette de train Märklin.
J’ai déjà vanté ici les charmes du Pays d’Enhaut, notamment dans un post intitulé Souvenirs de Balthus daté des débuts de ce blog, en 2007.
Parmi les chalets d’alpage où fleurit l’Etivaz, Manuel Castells continuait de parler de la galaxie internet, cette vieille technologie datant de 1969 mais qui, disait-il, n’a commencé à prendre son essor qu’au milieu des années 90.
Plus encore que les virages, ses chiffres ont commencé à me donner le tournis. Au milieu des 2.2 milliards d’internautes et des 5.3 milliards d’abonnés sur mobile, j’ai eu tout à coup le sentiment de faire partie d’une communauté sans appartenance, d’être entré dans un temps sans épaisseur.
Emporté par sa verve, le sociologue a commis une erreur d’un milliardième : actuellement, il y aurait, selon lui, 163 milliards de blogs dans le monde ! A moins de croire à l’existence de blogs extra-terrestres, vous aurez rectifié par vous-même !
En revanche, même si je n’ai aucun moyen de le vérifier, ce chiffre me paraît certain : le post que vous êtes en train de lire est noyé dans un million d’autres post, à savoir la production quotidienne des 163 millions d’usines à rêves et à fantasmes du net.
De quoi relativiser beaucoup de choses dans cet étrange monde flottant virtuel.
Tout près de Rouge Pierre, fin de la route. Une butte, une clairière, le temps des fenaisons, la forêt sombre. Une boîte à lettres stabilisée par une lourde pierre, porte battante. Un nom griffonné à la hâte. Un nom de cap ou d’explorateur célèbre. Serait le lieu du rendez-vous ?
Non, c'est juste en contrebas. Chez un ami dont j’ai promis de taire le nom. Aucune raison de cacher, en revanche, celui du jeune chef qu’il a fait venir, crapahutant avec sa garde rapprochée, de Milan jusqu’ici, au cœur de ce paysage ébouriffant d’ataraxie. Un paysage de tir à l’arc, de papiers découpés et d’inattendu.
Tel le dîner de ce soir dans une grange collée à un grand chalet sorti tout armé d’une carte postale. Le chef s’appelle Enrico Bartolini. Il n’est pas encore vraiment doté du don d’ubiquité, contrairement à certaines stars de la gastronomie. Ce jour-là, il a même trouvé le temps d’aller musarder dans les champs voisins pour une cueillette d’herbes sauvages qui sont venues dynamiter le Maialino di cinta senese, un petit cochon de lait prodigieux de la ceinture de Sienne. En temps normal, Enrico Bartolini navigue déjà entre deux établissements. Un restaurant à Milan (hôtel Devero) et un autre en Toscane, pour ne pas s’ennuyer le week-end.
J’admire l’abnégation de ces samouraïs du goût. Ceux du pays du Soleil-Levant mettaient toute leur détermination à défendre leur seigneur et à mourir en héros. Ceux d’aujourd’hui ont changé de camp et leur idéal est pacifique. Ils ne cultivent plus l’art de mourir mais l’art de bien vivre.
Le défi est pourtant de taille. Hors leurs murs, ces chefs sont terriblement exposés ; ils doivent composer avec des contraintes inhabituelles, jongler avec quatre plaques et deux fours. Je connais un peu la cuisine. Ce qu’a réalisé ce soir-là Enrico Bartolini avec deux aides est un vrai tour de force. Sa maîtrise technique, imparable, est mise au service d’une vision très personnelle de la cuisine, sobre et juste.
Ce jeune chef n’est pas un inconnu. Il a déjà un macaron au Guide Rouge. Il aurait déjà dû recevoir le deuxième. Cela viendra. Et peut-être mieux encore, s’il continue sur cette voie.
Pour accompagner ce menu, servi dans les stalles d’une grange pur jus, notre hôte avait choisi des vins à la hauteur de l’événement et du pays dans lequel nous nous trouvions. Moments magiques. Suspendus. Dans une autre galaxie.
Un convive, à l’humeur anglaise, a eu le mot de la fin, humant un verre de Haut-Brion 1964 aux notes d’épices douces, de fumé, de bois de santal et de truffe : « Christian, I think you’ve lost a lot of friends, this evening. Who will invite you back ? Au-revoir. Adieu. »
Cet éloge, très british, était beau et un peu triste. Ce soir-là, il y avait-il, paraît-il, plein d’étoiles filantes dans le ciel.
Cena dell’8 agosto per 16 ospiti
Stuzzichini di benvenuto
Patata uovo e uova
Krug Grande Cuvée
Patata uovo e uova
Krug Grande Cuvée
Ravioli di borraggine con salsa di capretto e melanzane
Clos Sainte-Hune 2003
Clos Sainte-Hune 2003
Un plat extraordinaire, des raviolis à la bourrache, tétragone et herbes sauvages, des aubergines à la menthe et un jus de chevreau superbe. Accord magique avec le Clos Sainte-Hune !
Maialino di cinta senese con erbe di campo glassate al forno
Vosne-Romanée 2006 1er Cru, cuvée Duvault-Blochet, domaine de la Romanée-Conti
Vosne-Romanée 2006 1er Cru, cuvée Duvault-Blochet, domaine de la Romanée-Conti
Cette cuvée est un hommage à Jacques-Marie Duvault-Blochet, auteur de De la vendange, et qui fit l’acquisition de la Romanée-Conti en 1869. Issue des plus jeunes vignes du domaine, elle a été produite pour la première fois en 1999 et n’est pas réalisée chaque année. Subtil et dense à la fois, ce 2006 réalise un accord parfait avec ce plat.
Guancia di vitello croccante con sugo tradizionale
Château Haut-Brion 1964 (magnum)
Château Haut-Brion 1964 (magnum)
Du grand classicisme revisité avec cette joue de veau accompagnée d’un étonnant mille-feuilles de pomme de terre, sublimée par un Haut-Brion 1964 à son apogée, complexe et merveilleusement velouté.
Cucchiaio di foie gras
Château d’Yquem 1933
Château d’Yquem 1933
Une bouchée de foie gras et un Yquem presque aérien, digeste et infini dans son aromatique.
Crema bruciata alle amarene
Madeira Century Malmsey Solera 1900, Henriques&Henriques
Madeira Century Malmsey Solera 1900, Henriques&Henriques
Piccola pasticceria
Comment
Beau texte, Jacques …
J’ai également eu la magie de Ste-Hune 2003 sur des plats de poisson à l’Astrance !