Le roman des origines est-il l'origine de tout roman ?
Marthe Robert a mis en évidence ce qui constitue, selon elle, le point de départ de nombreux processus narratifs, à savoir l’origine elle-même et le secret qui, maintes fois, lui est lié. Entre le fantasme de l’enfant trouvé et l’épreuve, parfois, de l’illégitimité, beaucoup y ont trouvé, à défaut de raisons de vivre, des motifs d’écrire. Roman des origines et origines du roman : l’antimétabole de l’essai de Marthe Robert, à défaut de contenir tout le champ de la littérature, demeurera célèbre.
Entre un beau-père odieux et haï, dont il porte malgré lui le nom, et un père absent et idéalisé dont il cherche à percer le mystère, qui occupe toutes ses pensées, le narrateur des Taiseux est un enfant en quête d’identité :
» Je ne me suis pas toujours appelé du nom que je porte, et c’est comme si j’avais vécu une autre fois. C’est comme si j’avais été un autre. Mais de cet autre, je n’ai aucun souvenir. »
Etrange aveu liminaire par lequel s’ouvre le texte. Que faire cette faille, d’une telle absence, sinon en explorer les méandres et ramener au grand jour des bribes de vérité, celle des destins qui s’y sont noués ? Dans cette perte, l’écriture trouvera paradoxalement sa nécessité et son ancrage :
« Qu’est-ce d’autre, écrire, que chercher son double perdu, son père, son frère, son lecteur ? »
La gloire et la flétrissure : "Je t'ai tout donné !"
Quelques indices dans cette quête de sens, que la mère dispose à l’attention de son fils : une casquette d’aviateur, des photos, une carte postale représentant un château à Houlgate. Ce paradis perdu ressemble à un puzzle. C’en est un. On sait qu’il manquera toujours une pièce.« Ma mère m’ouvrait un royaume dont la clef s’était perdue quelque part au fond de moi. »
Jusqu’à ce vieux ticket de transport, trouvé dans le portefeuille de maman, lors de l’une de ses séjours en maison de santé, au dos duquel l’enfant lit ceci : »Je t’ai tout donné. »
M. Ezine, le beau-père, finit par mourir. L’adolescent est placé en internat. Découverte de l’univers des études, la littérature, la philosophie, comme un refuge sacré, une voie de salut. Découverte également de la course à pied, où il excelle, tentative dérisoire d’attirer peut-être l’attention de celui du père. Comme si la gloire éphémère devenue sienne allait également éclairer le destin de celui dont il ne porte pas le nom !
Cette gloire qui est en fait l’envers de la flétrissure que le narrateur éprouve :
» La flétrissure, c’était ce mot même : illégitime. Je me suis enfui. J’ai couru. Je n’ai pas fugué. La fugue, c’est en ligne droite. J’ai seulement couru, en rond. »
Et lorsque le fils apprend que le billet « Je t’ai tout donné » ne lui était pas destiné mais adressé à son amant par une femme amoureuse, qui lui a sacrifié sa vie, quelque chose se dénoue chez celle-ci. Assise maintenant sur son lit de clinique, sa mère semble rejoindre son passé perdu, parle enfin, livre des bribes de cette vie qu’elle a tue jusqu’ici « parce que (sa) vie était un mensonge ».
« On ne peut pas partir de l’infini, on peut y aller »
Ce propos de Jules Lachelier, rapporté au narrateur par son professeur de philosophie, est le motif qui va décider enfin de la rencontre avec le père. Les lieux, les demeures de l’enfance originelle – la mère de Jean-Louis était employée de maison auprès de gens fortunés – sont visités, les fantômes du passé convoqués.
Le château des Béquettes, la demeure où Jean-Louis et sa mère ont passé leurs derniers mois à Houlgate, a été rasée depuis longtemps. Peu importe. La mémoire est un paysage :
« Une espèce de stupeur m’a figé. Entre les arbres, je pouvais voir sans être vu. J’ai su ce que j’attendais. Je me suis vu attendre mon père. »
Les deux arbres des Béquettes ont la même fonction que ceux d’Hudimesnil chers à Proust. Il n'y a pas de hasard. Proust venait parfois rendre visite à ses amis de Neufville, aux Béquettes, une gerbe de roses « Madame Bérard » à la main, bien avant que le narrateur y résidât brièvement.
Le père perdu…
La rencontre avec un père si ardemment attendu, espéré, idéalisé, quand bien même, la mythologie que son fils lui avait attribuée se fut-elle, dans l’intervalle, dégonflée, ne pouvait se solder que par l’indifférence du premier ou par un désastre. Ce fut un peu des deux.
« Je marche vers mon père et je suis dévasté à l’intérieur. Il me regarde. Il me devine »
Quelques jours plus tard, le père meurt, tragiquement, dans un accident d’automobile. « J’ai même eu le sentiment que la maladresse impensable avec laquelle j’avais abordé mon père avait fabriqué cette catastrophe. »
Le père disparaît mais n’emporte pas tous ses secrets qui vont peu à peu affleurer, remonter à la surface…
La vie ne se résume pas à la vérité des chiffres. Le père avait des vies parallèles, plusieurs progénitures, constellations qui s’ignoraient. A chaque femme qui en occupait le centre il promettait sans doute un royaume.
Qu’est-ce que la vérité dans une telle perspective, si ce n’est un jeu entre le vraisemblable et le faux-semblant ?
« Tous les illégitimes savent qu’ils devront se fabriquer, non seulement sur le mensonge de leurs pères, mais sur ceux qu’ils produiront eux-mêmes. Parce qu’ils sont vierges de tout héritage, ils sont, à la lettre, les innommables. On ne sait pas qui l’on est quand on ne sait pas d’où l’on vient. Il faut bien s’inventer. Se trouver, coûte que coûte. Il faut bien se mentir. »
Le chant de la vie, la mélodie des mots.
Dans cette perspective, la troisième partie du récit, aussi admirable que les deux précédentes, s’ouvre sur un chapitre intitulé « Masques et avatars ». Si la vérité est une quête, elle aussi une reconquête. Elle ressemble à cette île de la mythologie grecque qui se dérobait toujours au nageur pensant l’avoir atteinte.
La vie parce qu’elle ressemble à la littérature, à celle qui l’éclaire de l’intérieur, nous offre ce rivage, toujours présent, toujours dérobé.
Parfois, il prend les apparences d’un arbre, d’un parfum, d’une mélodie perdue ou se déguise en un chant d’oiseau.
Parfois, il ressemble, ce rivage, aux pages d’un livre où les mots, les images – neige légère – donnent tout à coup au silence, aux paysages de l’enfance dévastée, une douceur, un relief et une présence pures.
Les Taiseux de Jean-Louis Ezine fait partie de ces livres, rares, précieux qui, dans le brouhaha et la surabondance du paysage médiatique littéraire, s’imposent comme une œuvre véritable.
Le livre Jean-Louis Ezine, Les Taiseux, Gallimard
Jean-Louis Ezine est critique littéraire au Nouvel Observateur. Membre du Masque et la Plume sur France Inter, il tient une chronique quotidienne sur France Culture dans l’émission Tout arrive ! Les Taiseux est son deuxième livre.
5 Comments
Tes infos ne sont pas tout à fait à jour, Jacques. La chronique de Jean-Louis Ezine est depuis la rentrée de Septembre juste après "l’université de tous les savoirs" et "Les matins", donc pour les lève-tôts entre 6h50 et 7h
Donc je corrige, Armand. Quid du livre : l’as-tu apprécié ? Si tu ne l’as pas encore lu, vas-y, fonce !
Correctif: le "avant" les "Matins" a sauté. Sinon, je n’ai pas encore lu le livre, mais ça va venir.
J’ai eu la chance d’écouter J.L.Ezyne
présenter son livre à un club d’écrivain
Il n’a pas intitulé son livre "roman"
mais "récit" car rien n’est inventé,tout
est le reflet exact de ce qu’il a vécu,
et c’est loin d’être drôle.
Dans les années 1920 la morale religieuse régnait en maître et il ne faisait pas bon être fille mère et fils
de celle-ci.Les enfants ne se font pas de cadeaux et le petit J.L. était pour tous "le batârd" soumis à tous les quolibets.Lorsqu’il allait coucher dans la famille de sa mère il couchait à la
cave et on lui donnait des "mon pauv’
loupiot" en signe de gentillesses.
Entre un père absent,une mère qui parlait peu et était périodiquement
hospitalisée(électro-chocs,..)et ce qu’il appelle son beau-père,Mr Ezyne,qui
ne lui a jamais adressé la parole ni regardé dans les yeux,mais dont il a fallu qu’il porte le nom,c’était le monde du silence oppressant,d’où le titre du livre.La nature ayant horreur
du vide,puisqu’il manquait de repères
il fantasmait pour s’en inventer.
J.L. Ezyne a eu ces fortes formules:
-Lorsque l’on ne sait pas d’où l’on vient on ne sait pas qui l’on est,et dans la société,si l’on doute sur sa propre identité…
-L’homme vit son identité à travers ses
souvenirs et si l’on a pas de souvenirs
on n’a pas d’identité.
J’ai compris que l’écriture de ce livre,
pour poignant évidemment qu’il puisse être,a été pour lui une thérapie.Il a dit que cela lui avait souvent été très dur à écrire mais nécessaire.
Je partage pleinement ce bonheur de lecture. Les Taiseux est un très très bel ouvrage, qui plonge loin et vole haut. Le verbe est magnifique. Ai-je aimé d’autant plus que mon parcours commença par la case abandon ? En tout cas j’ai ri, été ému, aimé la langue..
Merci. JLEzine. Et à vous, animateur de ce blog.