Jérusalem céleste ? Peut-être même si, y entrant pour la première fois en ce jour, me frayant avec difficulté un passage parmi la foule agglutinée, j’y serai tenté d’y voir de prime abord la Babylone que méprisèrent les rastafaris. A vrai dire, j’avais déjà fait une tentative il y a quelques années mais, à la vue du parking bondé, j’avais renoncé… Un conseil, ne faites pas comme moi, venez hors saison…
Cela dit, une fois gravies les marches des escaliers qui mènent à l’entrée de l’Abbaye, et dont la symbolique est évidente, on oublie vite la foule, les marchands du temple, la mère Poulard et ses omelettes, l’odeur fade du kouign aman, la déambulation morne de toutes ces surcharges pondérales, la splendeur du touriste attifé en explorateur – bermudas et écrase-merde aux pieds – sa descendance aux trousses, venu là recueillir un peu du sacré qui a tant déserté nos vies.
Le Mont fascine, et depuis longtemps. Sans doute servit-il d’abord de refuge à quelques anachorètes. Aubert, évêque d’Avranche, eut cette idée de génie, dédier le lieu à St-Michel. Ou peut-être l’Archange en personne la lui insuffla-t-il qui, à ce que l’histoire en retint, apparut à Aubert le 16 octobre 708…
Tels sont les débuts d’une longue histoire, d’une édification qui va durer des siècles. Maynard de Flandre et avec lui les moines bénédictins prennent le relais. L’abbaye est sur orbite. Après les cabanes des premiers moines, puis le sanctuaire dédié à St-Michel, les édifices romans vont jaillir peu à peu des concrétions rocheuses. Un siècle de construction jalonné de miracles et de catastrophes comme la dramaturgie nécessaire d’un chantier qui excède de toute part les illusions humaines. Ce temps est marqué par la volonté inflexible de Robert de Thorigny, moine et bâtisseur. Dans le palimpseste architectural actuel de La Merveille rien ne subsiste de l’abbaye de cette époque… Peu à peu l’art roman se précise, trouve ses formes, invente son propre modèle. Mais le temps use aussi les hommes, l’ordre bénédictin est au prise durant le XIIIe avec une grave crise interne, la règle n’est plus respectée. Cîteaux exerce son influence et réclame une « réforme » des monastères. L’Abbé Turstin grand bâtisseur, visionnaire peut-être, est pourtant mis à pied pour ses dépenses somptuaires. On envoie à Rome un dominicain et un frère mineur pour y rétablir l’ordre. Le nom de la rose ne viendra que bien plus tard mais on y est déjà, non ? Après l’incendie de 1203, on reconstruit le monastère et la Merveille prend peu à peu forme, s’ajoure, s’ouvre à la lumière, enchâsse les bâtiments antérieurs, obéissant à la logique du cloître, vie monacale d’un côté, aumônerie des pauvres et salle des hôtes, de l’autre. Désormais, tout est en place pour une vie de prière, de contemplation, d’accueil aussi, dès le XIIIème siècle, le Mont St-Michel accueille les marcheurs de Dieu.
On aimerait faire un arrêt sur image, rester sur cette impression. Il faut toutefois rappeler à quel point la période qui s’ouvre avec la Renaissance a coïncidé, dès le XVIe siècle avec une forme de décadence de la vie monastique. L’abbaye du Mont St-Michel n’y échappe pas même si au XVIIe siècles les bénédictins de la congrégation de St-Maur s’y installent. Ils sont réputés pour leur rigueur et leur idéal ascétique. Ce sont hélas de piètres constructeurs et les bâtiments se dégradent peu à peu. On connaît l’attrait de certains romantiques pour le Moyen Age ; la splendide arche de pierre de La Merveille, jaillie des mers pour s’élever jusqu’au ciel, ne pouvait qu’enflammer les écrivains romantiques du XIXe siècle qui contribuèrent ainsi à focaliser l’intérêt des premiers touristes sur ce haut-lieu architectural. L’afflux des visiteurs contribua ainsi à sauver le Mont St-Michel de la ruine. En 1874, l’abbaye et les murs d’enceinte furent classés « monument historique » et, avec cette promotion, les travaux de rénovation qui ont préservé la Merveille des outrages du temps.
Sans transition hormis celle de la contiguïté dans l’espace et, surtout parce qu’il y a dans la personnalité et la cuisine d’Olivier Roellinger une forme de mystique, une quête de la perfection extraordinaires dans le paysage gastronomique français, j’en arrive maintenant, après celle de l’esprit, à la fête des sens. Encore que cette dichotomie soit à mes yeux parfaitement douteuse, mais, soit, restons-y pour les besoins de l’expositions.
Définies comme « lieux de vie » par Olivier Roellinger, les Maisons de Bricourt constituent un ensemble particulièrement étonnant dans le paysage cancalais, un itinéraire de découvertes multiples. Tout d’abord la maison de Bricourt, bâtie en 1760 par la famille Heurtaut de Bricourt, une authentique malouinière, une maison de corsaires (voir Halte en pays maloin, vendredi 20 juillet) qui fendaient les océans et traquaient les autres navires, ramenant de ces courses enragées soieries, draperies, bibelots et épices… Pendant longtemps, le monde est venu à St-Malo et beaucoup de Maloins ont gardé ce goût pour le vent du large et les saveurs lointaines. Olivier Roellinger est un grand voyageur et il nous fait partager sa passion dans sa Maison de Bricourt à Cancale. C’est là, dans la maison de son enfance, qu’Olivier Roellinger, discret, presque secret, reçoit, tels des amis de passage, les clients venus découvrir ici ce que la baie de St-Malo, la passion et la culture du goût peuvent offrir de meilleur.
D’autres maisons font partie de cette quête, les Rimains (quatre chambres au-dessus du chemin des amoureux), les gîtes marins, l’Entrepôt des épices Roellinger (distribuées en Suisse par CAVE SA), Grain de vanille, une boulangerie-confiserie où, comme chez Tristan à Bougy-Villars, le pâtissier prépare ses fameux mille-feuilles devant les clients, le château des Richeux (voir également Halte en pays maloin, vendredi 20 juillet) et, enfin, une école de cuisine où officie Emmanuel Tessier, un jeune cuisinier ébouriffant doublé d’un pédagogue aux dons exceptionnels.
Le menu de ce soir intitulé Image du Pays Malouin, au gré du vent et de la lune
Cela pourrait commencer pour vous par trois amuse-bouches :
une bouchée melon-concombre-pomme
un croustillant de moule aux câpres
un dé de maquereau « sur le feu »
On aborderait ensuite d’autres rivages avec trois coquillages contenant chacun un tartare de bar, une palourde en gelée tremblante de persil et de petites crevettes grises dans un jus marin sublime
Ces prolégomènes achevés, passons, si vous le voulez bien, à l’étude du sujet, selon l’ordre du jour suivant
Pétoncles et eau de concombre
Ah ! ces pétoncles, je me relèverais la nuit pour les saluer, d’une évidence de goût, d’une délicatesse de texture, la saveur fine de noisette, juste lutinée par l’agrément d’une eau de concombre, une pointe d’écorce de citron et un gomasio de graines de lin.
Saint Pierre cru, moutarde celtique et gingembre
Un plat très japonisant, émouvant dans sa simplicité, le Saint Pierre à cru, en deux versions : en filet, souligné d’un trait d’émulsion de sésame et d’une lamelle translucide de gingembre ; en dés, façon tartare ou Tarass Boulba, avec un éclair de de moutarde celtique et un miroir de vinaigre celtique, la réponse roellingienne au vinaigre de Modène.
Un bouillon des mystères du Tonkin
Un tronçon de sole, de la seiche, de la silène (un plante originaire de Syrie) au léger goût d’asperge, le bigorneau de la baie, immergé (et juste cuites) au dernier moment par un bouillon de bœuf aux épices du Tonkin !
Petit homard au vin de Xérès et cacao
On peut presque avancer qu’il s’agit là d’un des grands classiques de la maison, mais revisité. Le vin de Xérès – un Amontillado – lui servait déjà d’escorte il y a cinq ans et, cette année, le cacao a fait son apparition, amenant sa touche épicée et sa force de persuasion. Quant au homard, c’est évidemment un breton de grande origine, qui baguenaude entre la pointe de Groin et le cap Fréhel, juste poché au court-bouillon et puis tendrement ramené à température avec une touche de beurre salé (un fabuleux exhausteur des sucs des pinces).
Blanc de barbue aux épices des minorités
Olivier Rœllinger a ramené ces épices du Viet-Nam, sur les traces d’un Breton exilé, son ami Didier Corlou qui y tient le restaurant VERTICALE à Hanoï (19, Nog Van So Street) et qui s’intéresse depuis de nombreuses années aux épices de minorités. « Ses recherches sur les épices des minorités lui ont fait préférer des carry sans cumin ni coriandre pour ne pas étouffer le produit et le magnifier au contraire avec du gingembre… Le café chez lui s’enrichit de cannelle pour un parfum de noisette, c’est dire que l’imaginaire est captivant. A la différence de l’Inde, la Thaïlande, les Vietnamiens ont une préférence pour les herbes et des épices fraîches, comme le gingembre, le curcurma, le piment et le poivre, des pâtes de crevettes et autres essences de la mer car ils se soignent aussi avec les épices depuis très longtemps, comme le talauma ou le poivre des cimes. » (O. Roellinger)
Agneau et saveurs équinoxiales
Quelques légumes de ces fermes marinières et puis, le fantastique agneau de la baie, un authentique pré-salé, gorgé d’air marin et de grands espaces, mi-terrien, mi-marin. Un grand classique, revisité, inspiré par les parfums du large. Ce sera, cette fois-ci, une huile de zutta (menthe sauvage israélienne) et un crémeux de tamarin, ananas et raisin, parfaitement maîtrisé. Une réalisation magnifique.
Et, si vous m’en croyez, vous termineriez sur deux desserts aériens, subtils, élégants, si légers que, au sortir de cette belle malounière où Olivier Roellinger passa son enfance – ici je continue à « cuisiner » mes rêves, aime-t-il à rappeler – vous iriez vous perdre un peu avec la personne qui habite votre cœur le long du chemin de halage qui mène à la pointe du Groin, là où les vents marins, et la lune définissent les contours d’une vie plurielle.
Les framboises, l’eau de rose et parfum de fleurs de sureau
Les graines de café de Monsieur de la Merveille
Et les vins, me direz-vous ? Tout d’abord, un mot sur la carte, sage, bien ordonnée, d’une parfaite aménité en terme de prix pour un trois macarons ! En un mot, classique. Si vous cherchez l’imprévu, la surprise, le mouton à 5 pattes cher à de nombreux sommeliers, ceci n’est pas pour vous. Cela dit, je souligne le tact et le professionnalisme des deux sommeliers, dont l’un arrive tout droit du fameux restaurant dal Pescatore à Mantova. Allez voir le site, toute l’Italie est là ! C’est ICI https://www.dalpescatore.com/main_fr.asp
On commence par un Moët et Chandon rosé proposé par la maison (décidément, y’a mieux), puis voici mon choix perso : pour accompagner une telle cuisine, on peut aller sur des vins tendus, dynamiques, légèrement iodés, avec très peu de bois ou, en tout cas, une évolution suffisante pour intégrer un élevage en fûts. A priori, on peut s’adosser à un Vouvray sec, un Pouilly-Fumé, un Sancerre, un riesling alsacien, tout aussi sec, un vin du Mâconnais ou un Chablis. Mon choix s’est porté sur un très beau Vaillons 2002 de Dauvissat, certes encore un peu jeune (il sera vraiment à son apex d’ici 2 ou 3 ans) au nez de troëne, de miel de fleurs, très pur. La bouche est élancée, d’une très belle continuité avec une ligne verticale, un certain gras, presque une opulence, inhabituelle chez Dauvissat (due sans doute au terroir du Vaillon et à ses argiles) et une finale cristalline. C’est un vin qui, du début à la fin, vous laisse l’âme et le palais reposés, toniques, qui ne sature pas mais relance toujours le débat comme une conversation qu’on aimerait poursuivre tard dans la nuit, qui se coule entre les épices, l’iode, les notes d’embruns de cette cuisine éblouissante dans sa recherche du goût et des saveurs justes. Sur l’agneau, j’ai opté pour un Gevrey-Chambertin vieilles vignes 2002 de Sylvie Esmonin que je goûte hélas trop rarement. Le vin est trop jeune et mériterait un passage en carafe d’une heure environ mais quelle réussite pour un « village » ! Nez profond, sur les fruits noirs, la réglisse, dans un écrin boisé de grande classe. On devine ici un élevage d’une grande précision au service d’une splendide matière première (et non le contraire, n’en déplaise aux esprits chagrins). La bouche est dense, serrée, énergique avec des tannins juteux, ciselés et une finale complexe.
Comment
Du grand Perrin : si je peux comprendre "rastafari", anachorète m’interpelle. Mais grâce à antidote, un superbe logiciel canadien, j’apprends que c’est l’opposé de cénobite.
J’apprends aussi que "palimpseste c’est : "Parchemin manuscrit sur lequel un nouveau texte a été écrit, après effacement du texte primitif".
Qui a dit que j’allais mourir idiot ce jour ?
Jacques : Le Dal Pescatore de Nadia Santini est à Canneto sull’Oglio, aussi près de Crémone que de Mantoue : en fait, tu fais partie des zeus capables de faire ce trajet à vélo : c’est banalement plat tout le long !