25 février : nous quittons ce matin le cap Zaravotnaya pour nous diriger vers l’archipel d’Ouchkani.
Au lever du soleil, à 300 mètres du rivage, un pêcheur tente de dégager sa tente prise dans les glaces. Il travaille à la hache. Les coups sourds éraillent à peine la surface du lac tant la glace est dure. J’imagine l’écho métallique se propageant à plusieurs kilomètres d’ici,pulsation lourde et térébrante. Un dernier coup d’œil à la thébaïde abandonnée du général en fuite et nous rejoignons la glace.
Plus au sud, à Pokoini, nous rencontrons un autre Youra, le garde-chasse de la « Côte des ours. » Impossible d’en apercevoir un en cette saison : ils hibernent. Est-ce qu’il leur arrive de se réveiller ? – C’est rare, mais pas impossible, lors d’hivers anormalement doux, comme c’est le cas actuellement, répond Youra. Nous voilà prévenus.
Nous continuons de cheminer en direction d’Ouchkani. Rencontre avec des pêcheurs bouriates en train de remonter leurs filets.
J’admire ces hommes qui vivent une existence âpre et dangereuse. Chaque année, une voiture disparaît dans le Baïkal. Ils conduisent de nuit sur le lac, ivres de vent, d’étoiles et d’autre chose, et il leur arrive de passer à travers une clairière explique Youra, notre guide.
Pour protéger les filets du froid – qui sans cela rompraient sous l’effet du changement de température : l’eau est à 1 degré environ et la température extérieure est à moins trente – les pêcheurs trouvent refuge dans un petit wagon de pêche, pourvu d’un poêle pour réchauffer un peu l’atmosphère. La pêche est bonne sans être miraculeuse : une cinquantaine d’omouls, ce salmonidé à la chair très prisée dont il existe quatre espèces différentes dans le Baïkal.
Ouchkani est à une dizaine de kilomètres d’ici. Après une dernière rasade de vodka partagée avec les pêcheurs, nous poursuivons à pied. Seule la plus grande est habitée. Un side-car de la marque Oural, quelques maisons, des provisions de bois aligné au cordeau, une barque de pêche avec la statue d’un vieil homme. Voici Grand (Bolchoï) Ouchkani, une île de 5 sur 3 km avec son micro-climat particulier, ses fourmilières, ses forêts de mélèzes et de bouleaux à écorce noire. Sans oublier le nerpa, seul phoque d’eau douce au monde. L’été, il vient s’abriter sur les rochers d’Ouchkani et, l’hiver, les femelles mettent bas tout près d’ici.
C’est le royaume de Youra Budïev, l’inspecteur du parc national de Zabaïkalski, et de sa femme Tatiana, météorologue. Un royaume désenchanté, à en juger par le regard absent, vitreux, du maître de céans. Je le laisse aux prises avec son daïmon intérieur et pars explorer les environs. La position de l’archipel au milieu du lac expose particulièrement ce dernier aux terribles tempêtes du Baïkal. Avec le gel hivernal, tout s’est figé, mais les champs de torosses qui la bordent sont les témoins muets de cette bataille gigantesque.
Je comprends tout à coup la déréliction de Youra Budïev. Ici, sur les rives désertes du Baïkal ou au cœur de cet archipel, que serions-nous ? Rien ! Rendus à nous-mêmes. A une respiration, fragile, incertaine, en quête d’autres souffles, tout aussi ténus. Un point dans l’espace. L’étoffe de nos relations tissée dans des liens ténus, distendus encore par la précarité et la solitude. Quelques traces de pas sur la glace bientôt disparus.
Avec une forme d’acceptation lumineuse, nous tenterions de survivre dans un lieu dont la beauté, à la fois convulsive et brutale, est celle d’un monde qui nous précède et nous ignore. Nous serions les témoins d’un spectacle qui nous dépasse. Un monde trop grand pour nous. Pour nos sens, si étriqués tout à coup. Peut-être comprendrions-nous que si les forces qui œuvrent à notre perte sont les mêmes que celles qui nous aident à vivre, alors ce qui nous nourrit, nous réchauffe et nous porte est semblable à ce qui nous brûle, nous dévore et nous engloutit. Nous aurions d’autre choix que celui du fatalisme à la russe, ni résignation ni démission, mais une forme de courage obstiné, salutaire et drôle car, comme le note l’écrivain sibérien Andreï Guelassimov, « il faut un certain humour pour croire qu’on en réchappera. »
Mnie po figou ! On s’en fout ! Voilà l’essence du fatalisme slave. A partir de cette expression, souvent usitée par les Russes, Sylvain Tesson a forgé le néologisme de « pofigisme » qu’il décrit comme « l’accueil résigné de toute chose. » Et, précise-t-il encore, « les Russes demandent simplement qu’on les laisse vider une bouteille aujourd’hui parce que demain sera pire qu’hier. Le pofigisme est un état de passivité intérieure corrigée par une force vitale. »
3 Comments
pourvu qu’il y fasse beau dès dimanche….tiens ce site m’ incite en plus à prendre un Macle avec nous….!!..à bientôt.H..
Du Macle au Baïkal, c’est un bon filon ! Avec le Omoul fumé à froid, ça le fera ! Mais attention à ne pas le servir trop frappé ! Bon voyage !
Très bel article !
Néanmoins je me permets de préciser que « pofigisme » existe bel et bien en russe, Sylvain Tesson n’en est pas dépositaire. Je pense qu’il apprécie l’esprit de philosophe bourru qui émane de beaucoup de russes, et en fait une définition toute personnelle. En réalité, cela se traduit plus prosaïquement par « je m’en foutisme ».
… petite coquille aussi à la ville d’Irkoutsk, dans un article précédent (désolé, ça fait tatillon, mais avec tous ces noms de domaines parfaitement retranscrit, cela me semblait justice au regard de la beauté et de l’Histoire de cette ville).