J’entame les deux dernières journées de ce marathon. Avec un programme d’enfer et un temps qui a tourné au crachin et au froid. La matinée commence à Palmer avec Thomas Duroux. Il parle du millésime, de ses difficultés, dans la lumière si particulière du chai de Palmer. Masna l’écoute, concentré. Je prends quelques photos. L’une d’entre elles restitue un peu la clarté de cet instant. On dirait la Cène.
A Margaux, juste à côté, c’est Paul Pontallier lui-même qui conduit la visite. En anglais. « Ce n’est pas un très grand millésime, mais les fondamentaux sont là » explique-t-il. Puis, après un souffle, il ajoute, parlant du Margaux 2013 comme d’une femme dont on vient de tomber amoureux : »on pourra aimer ce vin pendant des années ! »
La dégustation de l’UGCB à lieu à Monbrison. Laurent Vonderheyden est sur le pont, vaguement inquiet. « C’est la première fois que nous organisons cette dégustation pour les journalistes. Avant, nous n’étions pas prêts » Les vins se goûtent bien et l’appellation Margaux se distingue par quelques réussites. Dans la salle de dégustation, une belle photo du frère de Laurent, Jean-Luc, disparu prématurément en 1992.
Le temps de lamper quelques huîtres sous la pluie et c’est déjà le moment de déguster à Las Cases. Jean-Hubert Delon nous reçoit dans un des salons du château. A son habitude, il parle mezzo voce, d’une voix éraillée aux inflexions de volcan en veilleuse. Un vrai personnage, ce monsieur Delon ! Enigmatique, sourcilleux, rebelle, avec son air léonin qui tient le monde à distance et là, tout au fond du regard, comme une écorchure, une étincelle joyeuse, qui le rend tout à coup si proche. Me vient à l’esprit qu’il pourrait ressembler au cardinal de Richelieu. « Si Dieu défendait de boire, aurait-il fait ce vin si bon ? ». Ou à André Breton toisant les ennemis du surréalisme.
Des énigmes, il y en aura d’autres. Notamment, celle du vin de Pichon-Lalande. Un peu désarçonnant. Fin mais fluide. A propos des prévisions de prix, Nicolas Glumineau, le directeur, nous sert un discours lénifiant. Ça tombe bien, nous n’avons pas eu de dessert. « La réflexion sur le prix n’a pas encore commencé. Aujourd’hui, on est là pour parler du vin, entre amateurs de vins et je regrette qu’on parle de prix trop tôt. On ne vend pas un produit, on vend du partage ».
Reste encore Lafite, Cos et Latour. C’est étrange. Tout a l’air soudain si calme. Les années précédentes, on croisait beaucoup plus de monde dans les châteaux. Les pèlerins des primeurs sont-ils déjà repartis ou sont-ils venus en moins grand nombre ?
A Prieuré-Lichine, ma symposiarque s’appelle Lise Latrille. Elle a organisé un de ces banquets dont elle a le secret. Six vins de la propriété sont servis à l’aveugle. Plus un pirate qui s’avèrera un Pichon-Lalande 1998. Les millésimes sont connus : 2005/2006/2007/2008/2009/2010. Pas de surprise. Le plus beau est le 2010, suivi par le 2009 et le 2005.
Vendredi 4 avril : this is the last day of our acquaintance. Retour du beau temps. Une journée qui commence à Mouton, puis à Pontet-Canet. Puis à Branaire pour la dégustation des St-Julien et des Pauillac. Et ensuite ?
Ensuite, on nous a promis le bonheur. On va l’avoir. L’esthète Bruno Borie a organisé une petite dégustation autour des « crus satellites » de la propriété. Je pensais en avoir pour une heure. Elle va durer quatre heures. Au menu. Une verticale de Fourcas-Borie de 2012 à 2003. Puis une autre de Lalande-Borie de 2008 à 2000. Enfin, une dernière verticale de Croix de Beaucaillou de 2012 à 2000. Et, en guise de dessert, juste avant la Salade d’oranges, Ducru-Beaucaillou 2004, 2005, 2006, 2009, 2010.
Entre les séries, quelques plats pensés et réalisés par le maître de céans. Un délicieux velouté de Potiron et feuilles de Haddock, une terrine de lapin aux poivrons ou cette bombe iodée, les Calamars à l’encre, farcis à la chair de crabe cuits sous vide à 60 degrés pendant 1h30.
Le temps de noter cette phrase d’un des convives journalistes, fragilisé après avoir dégusté un millier de vins : »le monde change très vite ! Depuis le début de la semaine, j’ai les plus grands doutes sur ce qu’est la modernité »
C’est clair, nous sommes entrés dans l’ère postmoderne. Heureusement qu’il existe des moments comme ça. Pour continuer de croire innocemment à la permanence des choses. Depuis les fenêtres de la grande salle à manger, on apercevait la mêlée lente et sombre des eaux. On devinait le grand large, l’ailleurs, le chemin des marées. A la fin d’une journée comme ça, il aurait fallu partir. Visiter une des îles de l’estuaire, Patiras, Nouvelle, Margaux…
Au port de Lamarque, j’ai voulu prendre le bac pour Blaye. Il était déjà parti. Je suis resté au bord de la digue à regarder la lumière lécher les stries de l’estran.
Un pêcheur rentrait de son carrelet. Il m’a demandé ce que je notais dans mon carnet. Je note mes impressions de dégustation après une semaine bien chargée, j’ai dit. Ah ! le Médoc, les grands châteaux, les drapeaux qui claquent dans l’azur, les vignobles prestigieux, regardez-les bien, ils pourraient disparaître… Je dis : comment cela, disparaître ? Il cligne lentement des yeux dans la lumière du couchant, reprend son souffle. Tout est possible, il répond, le réchauffement climatique ou une explosion là, juste en face, vous la voyez ? comme elle brille dangereusement… Qui ? dis-je. La centrale ! Quelle étrange idée de venir l’implanter ici. On a déjà frôlé une fois le pire. En 1999, la centrale n’a pas résisté à la tempête et au mini raz de marée. Les vagues ont sauté par dessus le mur de protection. Résultat : trois réacteurs à l’arrêt ! Et ce n’est qu’un début. La catastrophe est programmée… Je cherche quelque chose d’intelligent à dire : heureusement, nous ne sommes pas au Japon, dans une zone sismique, avec des risques de tsunami… On voit que vous ne connaissez pas la puissance du mascaret, dit-il, cette vague déferlante qui remonte l’estuaire à contre-courant. Ils ont rehaussé les digues à 8m50, mais ce n’est pas suffisant. En attendant, nous vivons avec cette menace potentielle. Tout le monde s’en fout. Les propriétaires vendent leurs vins. Les dégustateurs leur attribuent des notes sitôt oubliées, les seigneurs douteux de Macao et de Hong Kong les éclusent. Et moi, à l’abri dans mon carrelet, je continue à pêcher la lamproie et la piballe, à regarder passer le monde.
Avant de me quitter, il ajoute ceci :
– Tout a l’air calme, serein, alenti. Tout change. L’estuaire ne cesse de bouger. De nouvelles îles sont en train de se former. D’autres s’enfoncent. Les poissons migrateurs ne sont plus au rendez-vous. Tout s’est accéléré.
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