Mercredi 30 mars, un champ de mines de cinq milliards d’années
Vibration du printemps, éphémère, fragile. Si fragile qu’un rien suffirait à le faire disparaître. La nature est en fête. C’est le temps du sakura, de la beauté lumineuse de tout. La semaine a pourtant mal commencé. Quatre « princes » du goût, de la sapience, de l’élégance qui, chacun à sa façon, incarnaient un art de vivre, sont partis en l’espace de trois jours ! Quelle conjonction astrale mystérieuse a-t-elle bien pu signer un tel obituaire ? Henri Bonneau, la légende de Châteauneuf-du- Pape ; Paul Pontallier, le directeur de Château Margaux ; Jean-Pierre Coffe, le pourfendeur de la malbouffe et, enfin, l’écrivain Jim Harrison, surpris par la camarde en pleine écriture d’un poème. Comme tous les amoureux de la vie, la mort, il s’y était préparé depuis longtemps mais, quand même, quand elle arrive, ça fait une drôle d’impression, s’arrêter là, au milieu du gué, un verre de Bandol ou de Châteauneuf-du-Pape à la main et nous laisser sur la rive, seuls avec cet énigme somme toute très soluble :
« Très récemment, j’ai eu de la veine avec le problème du «temps », car je me suis aperçu que le temps n’est pas quelque chose que nous passons, mais que bien plutôt il se dissout autour de nous comme la lumière tombe en fin d’après-midi. La mort devient une échéance relativement aisée à négocier quand on pense à la Terre comme à un champ de mines vieux de cinq milliards d’années. »
Jim Harrison
Jeudi 31 mars, un homme d’une rare élégance
Départ pour Bordeaux. Le temps a changé, revêtant sa bure d’hiver attardé. Le Médoc est désert, silencieux, traversé par des pluies intermittentes et balayé par le vent d’ouest. Pas les conditions idéales pour déguster des vins. En régime de brusque chute de pression atmosphérique, ils ont tendance à se resserrer.
Mes dégustations commencent au château Margaux où m’accueillent Sébastien Vergne et Aurélien Valence. Nous dégustons en silence les trois vins, le Pavillon rouge, le grand vin et le Pavillon blanc. Les deux Pavillon se situent déjà à un haut niveau, mais Château Margaux se tient lui dans l’empyrée. C’est le premier (très grand) rouge de 2015 que je déguste et mon intuition me dit que ça va être difficile de faire mieux ! Les larmes me pourraient venir. Joie et tristesse mêlées.
Après la dégustation, nous prenons quelques minutes pour évoquer le souvenir de Paul Pontallier, fauché il y a deux jours par un cancer foudroyant, et dont c’est là l’ultime millésime. C’est bien là le style de cet homme d’une rare élégance, apprécié par tous ses collaborateurs et par tous ceux qui eu la chance de le côtoyer : quitter ce grand navire dont il était à la fois le capitaine et l’emblème en signant ce vin proche de la perfection !
Plus tard, dans l’après-midi, alors que la lumière réapparaissait sur l’estuaire, et après avoir goûté le remarquable Calon-Ségur 2015, Vincent Millet évoquera, lui aussi, l’empreinte indélébile de Paul Pontallier : « Paul était un grand Monsieur avec de la finesse et de l’élégance. C’était un artiste de l’esthétisme du goût et son talent intuitif mettait en valeur un des plus grands terroirs. Il m’a fait partager durant de nombreuses années sa sensibilité et la science des mots. Il a été mon mentor et je lui suis éternellement reconnaissant. Merci Paul. »
Margaux, Ducru-Beaucaillou, Léoville Las Cases, Calon-Ségur, autant de vins de grande classe dégustés aujourd’hui. Je rejoins mes pénates. Ce soir, c’est le restaurant de Cordeillan-Bages où je me retrouve pour goûter à la cuisine du chef Jean-Luc Rocha, à la cuisine subtile et juste. Avec la complicité d’un Nuits St-Georges de Gouges (la carte des vins, pléthorique et fûtée, regorge de vins merveilleux à des prix d’ami !). Cabillaud, champignons aux saveurs de basilic, Boeuf black Angus, betteraves crues et cuites sont au menu. J’ai la sensation de manger dans un restaurant privatisé : personne à l’horizon. Mais où sont les touristes ? Arrêtés à la barrière du Médoc ? M. Rocha est généreux ou, peut-être, a-t-il deviné ma solitude, il me fait la surprise d’un encornet découpé au cordeau (en rosace) avec une classique catalane, une Romesco. Une belle journée s’achève. La suite demain.
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